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condamné contemple d’un œil hébété l’acier tranchant qui s’abaisse sur sa poitrine avec la lenteur d’un poids d’horloge. Il en a d’oppressans et d’aigus, de fous, de surnaturels, et tous, dans tous les genres, sont insurpassables : — « Depuis Pascal peut-être, écrivait Barbey d’Aurevilly, il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe ! »

La critique américaine lui reprochait d’avoir emprunté aux romantiques allemands le goût des histoires lugubres. Poe se défendait de s’être inspiré de n’importe qui et expliquait la tristesse de son œuvre par celle de son âme : « La vérité, disait-il, c’est qu’il n’y a pas un de ces récits — à une seule exception près — dans lequel un lettré puisse reconnaître les caractères qui distinguent la pseudo-horreur dite germanique… S’il est vrai que la terreur soit le thème d’un grand nombre de mes productions, je soutiens que cette terreur ne vient pas d’Allemagne, mais de mon âme[1]. » Il disait vrai. Sa science extraordinaire de la peur, à tous les degrés et dans toutes ses variétés, n’avait été empruntée à personne. Poe n’en avait pas eu besoin. Il n’avait eu, comme il le dit, qu’à regarder dans son âme, son âme misérable, vouée par l’alcool à toutes les épouvantes, car c’est ici que son vice rejoint son génie et influe puissamment sur son œuvre. Si l’ivrognerie nuisait au rêveur, dont elle faisait envoler les visions, il y avait d’autre part certaines impressions, semi-physiques et semi-morales, toujours brutales, que Poe devait aux boissons meurtrières avec lesquelles il s’assommait, au sens propre du mot, et la Peur venait en tête, conformément aux observations des médecins sur les alcooliques, Les phénomènes intellectuels qui accompagnent le délire alcoolique, a dit l’un d’eux[2], « consistent surtout en troubles hallucinatoires… presque toujours de nature pénible, éveillant des craintes de toute espèce, et pouvant déterminer des impressions morales dont la plus légère serait l’étonnement et la plus forte une terreur profonde. » Edgar Poe laissa de bonne heure derrière lui la phase de l’étonnement pour entrer dans celle de la terreur profonde et marcher de peur en peur vers le suicide et la folie. Ses contes en reçurent une coloration morbide, à force d’être lugubre, qui a été pour une bonne part dans leur succès en France.

  1. Préface (1840).
  2. Magnan. loc. cit.