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pouvons complètement séparer les rythmes d’avec les phrases et les mots sous lesquels ils courent. Involontairement nous établissons quelque rapport entre les nouveautés rythmiques et les contournemens de la syntaxe, la préciosité ou la niaiserie des sentimens, la bizarrerie des expressions, l’affectation d’une obscurité dont les ténèbres s’étendent sur les steppes de la platitude. Exemple magistral de la façon dont les théories sont parfois desservies par les œuvres ! Pour notre part nous avons essayé de dégager de ces théories ce qu’elles contiennent de légitime. Nous sommes avec les jeunes poètes quand ils demandent qu’on n’arrête pas le vers dans son évolution. Nous sommes avec eux quand ils déclarent que les règles de la versification n’ont pas de valeur absolue et ne sont que des effets de l’habitude. Nous nous contentons de leur faire remarquer que cette habitude est plusieurs fois séculaire et que les origines de notre versification se confondent avec celles de notre littérature et de notre langue. Il ne suffit pas de dire que notre système de versification a été fixé par des chefs-d’œuvre auxquels on nous rendrait comme étrangers en habituant notre oreille à des cadences essentiellement différentes. Il y a plus, et ce système ne fait pas seulement partie de notre patrimoine littéraire, il est une partie inhérente de notre constitution intellectuelle. Au même titre que notre syntaxe il contribue à faire que nous soyons les Français et non pas les Anglais ou les Allemands. C’est bien pourquoi nous repoussons l’idée même d’un bouleversement radical. Si grands que soient notre goût pour les nouveautés et notre zèle pour toutes les formes de la liberté, un moment vient pourtant où il nous est impossible de nous associer à la tentative nouvelle : c’est lorsque, sous couleur de nous libérer, elle menace en quelque manière de nous dénationaliser.


RENE DOUMIC.