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comme l’unique moyen de rajeunir les peuples décrépits de la vieille Europe. Nous avons montré, plus d’une fois, ici même, au cours de nos longues études sur l’empire des tsars, l’illusion de ces présomptueuses théories[1]. Comment, disions-nous, le mir russe et la propriété collective de la terre pourraient-ils offrir, au monde moderne, une solution rationnelle de ce que le pédantisme pseudo-scientifique de nos contemporains appelle, prétentieusement, le problème social, comme si les sociétés humaines étaient une équation d’algèbre ou un théorème de géométrie ? Le mir et les communautés de village seraient, tout au plus, une solution pour un pays primitif, encore tout rural et agricole, tel que l’était, jadis, la Russie du servage. Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier, urbain ; et ce que les slavophiles ou leurs émules russes préconisent, comme une façon de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes. Encore, l’exemple même de la Russie, de cette énorme Russie aux plaines sans fin, prouve-t-il combien ce spécifique rural est impropre à garantir à tous, même au village, l’aisance ou le bien-être.

A entendre nombre de ses fils, la Russie n’avait qu’à demeurer fidèle à elle-même, en restant fidèle au mir et au régime des partages périodiques, pour donner naissance à une société moins brillante peut-être, mais autrement saine et autrement robuste que nos riches et maladives sociétés d’Occident, à une société affranchie des luttes de classes et indemne de tous les principes morbides qui, à en croire les devins de Moscou, menacent la vieille Europe d’une prompte décomposition. Est-ce la peine de le rappeler ici ? nous nous sommes, quant à nous, toujours élevés contre cette naïve prétention de fonder, à l’aide d’un autre régime agraire, au siècle de la vapeur et de l’électricité, une civilisation nouvelle, exempte des souffrances et nette des souillures de nos sociétés occidentales[2]. Nous avons toujours maintenu que, sur notre globe vieilli, en cet âge des machines, il ne saurait plus surgir de haute civilisation sans grandes villes et sans grande industrie. Or, voilà que l’utopie patriarcale d’une civilisation essentiellement

  1. Voyez le tome Ier de l’Empire des Tsars (Hachette), dont la 4e édition est sous presse.
  2. Voyez, outre le tome Ier de l’Empire des Tsars, livre VIII, l’étude intitulée le Socialisme agraire et la propriété foncière en Europe, dans la Revue du Ier mars 1877. Cf. Ibid., n° du 15 juillet, notre polémique avec le défunt prince A. Vassiltchikof.