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village, uniquement peuplé de laboureurs, penchés sur le sol et n’ayant d’autre souci que celui de leurs champs et de leurs récoltes.

En face du mir aux coutumes séculaires et aux instincts routiniers, se dresse l’usine, maîtresse de nouveautés, qui menace de révolutionner les habitudes nationales et qui se façonne, peu à peu, un personnel à son image.

Il se crée, en ce moment, au cœur de la Grande-Russie, dans la Moscovie ancienne, par l’effet même de ses progrès économiques et de son développement industriel, une classe de travailleurs urbains, ou mieux, une classe d’ouvriers de fabrique, pour lesquels la question de la terre devient secondaire ou indifférente. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, la plupart sans doute, tiennent encore, en fait ou en droit, au mir et à la commune rurale ; mais leur éloignement du village, leur embrigadement en de vastes manufactures leur fait prendre, peu à peu, des habitudes et des idées nouvelles ; ils se détachent lentement de la terre, ils émergent en dehors de la vie rurale et, quoique toujours inscrits, aux yeux de la loi, dans la catégorie des paysans, nombre d’entre eux ont cessé d’être des paysans, des moujiks. On voit grandir, autour des deux capitales, et dans les bourgades industrielles, tout un prolétariat ouvrier, encore en voie de formation, et comme à peine ébauché, encore souvent inconscient de lui-même, mais déjà, par ses besoins et par son genre de vie, analogue au prolétariat ouvrier de l’Occident.

Cette classe ouvrière qui sort peu à peu des masses paysannes, le gouvernement impérial, involontairement sans doute, a tout fait pour la créer et pour la grossir. Elle est, en grande partie, son œuvre ; le pouvoir autocratique, source en Russie de toute initiative, s’est appliqué à la faire naître et à la fortifier. La Russie, en effet, sous l’impulsion toute-puissante de l’autorité souveraine, s’est obstinée à devenir un État industriel<ref> Sur le développement de l’industrie dans l’empire, voyez M. Combes de l’Estrade : la Russie économique et sociale (1896), ouvrage consacré en grande partie à la description des industries russes. Cf. The Industries of Russia (Saint-Pétersbourg, 1893), publication officielle du département du Commerce et des Manufactures, au Ministère des finances ; et aussi The Statesman’s Handbook for Russia, t. II, autre publication du gouvernement impérial (1897). < :ref>. Rien pour cela n’a été négligé ; le développement économique de l’empire russe a été une œuvre systématique, poursuivie avec constance par un pouvoir fort et persévérant. Aussi, quoiqu’en partie artificielle