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Russie vers la grande industrie, n’épargnant rien pour dresser dans ses plaines de puissantes manufactures, ne semblent pas avoir pressenti toutes les conséquences de leur œuvre. Ils n’ont guère songé qu’à enrichir leur pays et à l’affranchir de la production étrangère, sans prévoir que l’érection de ces grandes usines, de ces filatures et de ces hauts fourneaux, pourrait amener, dans la structure sociale et dans l’organisme national de la vieille Russie des changemens, pour ne pas dire des révolutions, d’une portée incalculable. Ils n’ont pas montré l’égoïste et malfaisante prévoyance des mandarins de la Chine, qui, voulant que la Chine demeure immobile, ont si longtemps repoussé nos inventions et nos voies ferrées. Pour qui se refuse à rien changer de l’ordre ancien, la méthode des Célestes est la seule sûre. L’industrie est une grande révolutionnaire. La houille, la vapeur, l’électricité, sont de redoutables puissances dont l’action ne se borne pas aux effets mécaniques. Les bruyantes machines de l’industrie moderne, ses pistons et ses volans, ses broches et ses navettes sont de grands agens de transformation : et ce qu’elles transforment, ce n’est pas seulement la matière inanimée, les métaux, le coton, la laine, la soie, c’est aussi les sociétés humaines, en rapprochant les hommes en groupemens nouveaux, en les agglomérant en masses compactes au pied des hautes cheminées à vapeur, en suscitant, entre eux, de nouveaux rapports, et, en eux, de nouveaux sentimens, de nouvelles aspirations, de nouveaux besoins. En ce sens, on peut dire que, en modifiant les conditions du travail et de la vie des masses, les révolutions industrielles préparent les révolutions sociales. Certes, la Russie et la Grande-Bretagne seront, longtemps encore, pour la richesse comme pour la politique, aux deux pôles opposés de l’Europe ; mais comment ne pas se rappeler que, même en Angleterre et même en Écosse, les grandes transformations sociales et politiques du XIXe siècle ont été amenées, avant toutes choses, par l’industrie, par les machines, par la houille[1] ?

Le jour où elle a décidé de se donner une industrie pareille à celle de l’Occident, la Russie s’est condamnée à passer par les mêmes phases et peut-être, bientôt, par les mêmes luttes sociales que les peuples d’Occident.

  1. Voyez M. E. Boutmy, le Développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre ; et M. A. Chevrillon, Sydney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 100 à 119.