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douzaines de contes qu’elle ne comprenait pas ; la foule avait deviné, avec l’un de ces instincts inexplicables qui sont en elle, qu’il n’y avait que cela qui comptât. Le directeur de journal dont nous avons cité plus haut un joli fragment sur la tante Clemm[1] disait dans le même article, pour excuser les États-Unis d’avoir laissé leur plus grand poète dans le besoin : « M. Poe écrivait… dans un style beaucoup trop au-dessus du niveau populaire pour pouvoir être bien payé. »

Ses articles de critique méritent qu’on s’y arrête un instant. On lui a reproché leur terre à terre, et avec raison ; mais on ne voit pas comment il aurait pu l’éviter, alors que sa mauvaise étoile l’obligeait à parler de productions qui n’étaient encore que les balbutiemens d’une littérature au maillot. Des devoirs d’écoliers appellent le maître d’école et sa férule. Celle d’Edgar Poe était lourde. Dès qu’il la saisissait, ce n’étaient que pleurs et grincemens de dents parmi la gent écrivassière, à laquelle il ne passait ni une faute de prosodie, ni une faute d’orthographe : « Comptez donc sur vos doigts, disait-il à l’un ; vous verrez qu’il manque un pied au second vers. Le suivant est trop long. Essayez de scander la dernière strophe ; je vous en défie. Vous avez confondu les anapestes avec les spondées ; un anapeste se compose de deux brèves et une longue. Voilà un mot qui n’existe pas en anglais ; l’adjectif infini n’a pas de comparatif. Et vos prépositions ! Toutes à contresens ! Prenez modèle sur la populace ; vous ne confondrez plus de et avec. » — A d’autres : « Vous aussi, miss Margaret Fuller, vous feriez bien de repasser votre grammaire ; vous en prenez trop à votre aise avec la syntaxe, sous prétexte de carlyliser. C’est dommage, car votre style est un des meilleurs que je connaisse. — M. Flaccus[2] — rien d’Horace, ni même de son ombre — a mis le mal de mer en vers. C’est une entreprise hardie, sans précédent si je ne m’abuse. Son volume est un des plus sots qu’on puisse rêver. Il a des métaphores extraordinaires. Lui seul était capable de trouver les « fleurs sans épines qui sautent tout armées d’un cerveau de femme. » Ou ceci : « Il prend les grands arbres par les cheveux, et en balaie l’air comme avec des balais. » Flaccus n’est même pas un poétereau de second ou de troisième ordre ; il est tout au plus de quatre-vingt-dix-neuvième ordre. —

  1. V. page 554. L’article avait paru dans le Home Journal du 13 octobre 1849. Edgar Poe était mort depuis huit jours.
  2. Pseudonyme de Thomas Ward.