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de plomb, et il lui fallait des semelles de liège. Ainsi armé, Berryer monte à cette tribune qu’il n’aborde jamais sans une émotion profonde. « Je ne monte jamais ces huit marches sans avoir la fièvre. » Et sans doute il y aura de brusques échappées ; un incident de séance, une interruption feront jaillir l’éclair inattendu, détourneront parfois l’orateur de sa ligne (plus d’un apprit à ses dépens ce que valaient le coup de corne de Berryer, le coup de dent de Dufaure), mais il sait où il va, par quelles routes il doit passer, et, s’il prend un chemin de traverse, soyez sûr que celui-ci figurait dans son itinéraire.

Sa forte jeunesse, qui se prolongea jusque dans l’âge mûr, se prend à tout ; elle se rue impétueusement dans les distractions les plus diverses, et le livre aux entraînemens d’une âme ardemment épicurienne[1]. Il semble que ces lignes de Bossuet soient écrites pour lui : « Vous dirai-je ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux, ne lui permet rien de rassis ni de modéré... Cette verte jeunesse, n’ayant encore rien de fixé ni d’arrêté, en cela même qu’elle n’a point de passion dominante par-dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions. » Ainsi chaque chose l’a tout entier : il rime des chansons, et, Dieu me pardonne, une ode à Napoléon (car il fut, comme tant d’autres, ébloui par la splendeur de l’épopée impériale) ; il joue la comédie chez son père à Épinay-sous-Senart, applaudit ardemment les opéras de Méhul, Spontini, le violoncelliste Duport, se lie avec Désaugiers, fréquente chez Delille, Michaud, Louise Contât, Talma dont il reçut des leçons de déclamation, où il puisa sans doute ce sentiment des proportions, cette perfection de l’accent et du geste, cette simplicité dans le pathétique qui arrachaient ce cri à Rachel : « Ah ! si je jouais comme Berryer parle ! » Agé de vingt-deux ans à peine, il épouse Mlle Gautier, fille d’un directeur de l’administration des vivres, gracieuse et spirituelle : mariage d’inclination dont M. de Pontmartin prétend que l’amour n’a pas été le seul motif, et dont la fidélité ne fut certes pas le résultat : à cette époque (décembre 1811) la conscription n’épargnait que les gens mariés et les prêtres. Admettons que les fiancés ne

  1. Ses admirations féminines lui inspirent cette aimable réflexion : « Il n’y a pas de femmes laides, il y a seulement des femmes qui ne savent pas être jolies. »