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les meilleurs souvenirs de sa vie, souvenirs matériels et immatériels. Quels concerts que ceux d’Augerville, lorsque la princesse Marceline Czartoryska et Alexandre Batta interprétaient Mozart, Chopin ou Rossini devant une société d’élite qui se montrait Berryer écoutant les mains jointes, les yeux pleins de larmes, et lorsque le morceau était terminé, allant se jeter aux pieds de la princesse pour la remercier ! Car Berryer qui ne comprenait rien à la peinture, s’enivrait de musique italienne, de musique classique, il avait sa stalle au Conservatoire, aux Italiens ; en revanche, il quittait un salon où l’on exécutait de la musique nouvelle, de la musique d’opérette, ou bien il s’y endormait. Et quelles soirées que celles où les petits jeux (il adorait l’honnête loto, l’innocent mistigris)[1] alternaient avec les causeries les plus spirituelles ! Berryer contait à ravir, il récitait par cœur des pages entières de Bossuet, mais il excellait aussi à écouter, à pratiquer ce grand art : ne pas absorber la causerie, l’exciter, la diriger. On donnait aussi la comédie à Augerville, et dans les Femmes savantes, il disait à merveille le rôle du bonhomme Chrysale. La comédie de société l’avait toujours attiré, et il y réussissait mieux que le prince de Ligne ou Mme de Staël. Pendant un voyage qu’il fit en Allemagne en 1836, appelé par Charles X et la duchesse de Berry, il s’arrêta quelque temps à Bade auprès de la grande-duchesse Stéphanie de Beauharnais avec laquelle il avait une alliance de famille : elle tenait une cour assez brillante où l’on remarquait les princesses de Liéven et Troubetzkoï, Mme de Bastillat, de Bastard, Davillier, les princes Emile et Frédéric de Hesse, Mme Sontag, devenue comtesse Rossi. Un petit complot s’organisa pour faire chanter celle-ci (elle avait absolument renoncé à son art) au moyen d’une comédie représentée chez lady Pigott. Berryer tenait l’emploi de père, la comtesse était sa fille, et le sollicitait de consentir à son mariage : il s’y refusait. Tout à coup, il tire un cahier de musique roulé dans sa robe de chambre, et le présentant à Mme Rossi : « Non, non !... Pourtant, si vous chantiez ces variations qui me charment toujours, je ne sais ce que je pourrais faire. — Mais ce n’est pas cela, objecte la comtesse. — Si, si, reprend Berryer, je sais bien ce que je dis. » En même temps un piano se fait entendre, les spectateurs applaudissent, Mme Rossi sent sa volonté fléchir, et chante comme en ses plus beaux jours.

  1. Je donnerais dix francs pour gagner deux sols, disait-il volontiers.