Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/633

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
627
MÉDECIN DE CAMPAGNE…

Le journal parcouru d’un coup d’œil, — car, lorsqu’il avait une fois vu les naissances et les décès du canton, les accidens ou les actes municipaux, le reste le laissait indifférent, — il s’assit les pieds contre le poêle, s’allongea, s’étira et se mit à bâiller. Alors, comme la soupe tardait toujours, de sa grosse voix, il mugit un appel à faire trembler les vitres ; même, dans la rue, le chien du taillandier d’à côté se prit à hurler.

— Radegonde ! eh bien, est-ce pour aujourd’hui ?

— Voilà, voilà !


Semant sur son passage une traînée de vapeur, la soupière faisait enfin son entrée. À peine était-elle sur la table, que Valadier se servait une copieuse assiettée ; puis, les deux coudes sur la nappe, les yeux énormes, le cou tendu, il avalait. L’assiette vidée, il la remplit à nouveau et s’escrima jusqu’à ce qu’elle fût vide. Alors il essuya à deux reprises ses longues moustaches, se tourna un peu de côté, les pieds à plat contre les plaques de faïence, et, pendant un instant, resta dans un anéantissement béat : il ne pensait plus à ses misères, mais seulement au ragoût de Radegonde. Qu’est-ce que ça serait ? Du veau aux carottes ou du mouton aux pommes ?

Ah ! ici, on était bien… tandis que dehors la bise sifflait à l’angle des gouttières, s’accrochait aux ardoises, grondait dans la cheminée…

Radegonde rentrait.

— Comment, de la morue !… fit le jeune homme, aujourd’hui mercredi ?… Mais, ma fille, vous vous trompez, nom d’une brique !

— Dame, c’est Quatre-Temps.

Il eut une moue piteuse.

—… Et si j’avais acheté de la viande au boucher, les sœurs l’auraient su. Déjà elles ne vous aiment guère… Vous savez, monsieur Valadier, dans votre position, faut ménager les idées des dévots. Y en a déjà tant qui vous en veulent !…

— Les sœurs, les sœurs, est-ce qu’elles ont besoin de s’occuper de moi… C’est trop fort, à la fin… Et s’emportant, il asséna sur la table un violent coup de poing : « Puisque c’est ça… D’abord je suis éreinté… Vous irez leur dire que j’ai été forcé de me coucher en arrivant, que j’ai des coliques ; que je n’ai pas pu dîner… Demain sans faute, sur le coup de onze heures, j’y passerai. »