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à pâlir. L’œuvre qu’il avait fondée prospérait, et nul symptôme ne semblait annoncer que son regard fût devenu moins net, que sa main fût moins ferme, que l’heure de la retraite eût sonné. Il a été mis au rancart, parce que son jeune maître voulait être son propre chancelier et que beaucoup de gens trouvaient qu’il avait trop duré : « Je n’aime pas les comparaisons, disait-il lui-même ; mais, sans manquer à la vérité, je crois pouvoir assurer que ma chute inattendue a fait autant d’heureux que la mort de Frédéric le Grand. Tous les bons amis respiraient, humaient l’air et s’écriaient : Enfin ! On ne pouvait me pardonner d’avoir été premier ministre vingt-huit ans de suite. Vingt-huit ans ! Y pensez-vous ? quelle insolence ! » Son système de gouvernement était si peu en état de faillite qu’en le congédiant, l’empereur Guillaume II lui promit de prendre souvent ses conseils et s’empressa d’affirmer qu’il n’entendait point inaugurer une nouvelle politique, que le nouveau cours ressemblerait de tous points à l’ancien. N’était-ce pas lui délier la langue, l’autoriser à s’établir juge de cette matière ? Il était plus compétent que personne pour décider si ses prétendus disciples avaient su profiter de son enseignement, s’ils demeuraient fidèles à ses traditions et à ses principes, si le nouveau cours portait vraiment sa marque, si l’enfant était de lui.

« Je ne suis plus sur les planches, a-t-il dit ; j’assiste à la représentation comme un simple spectateur ; je ne suis plus qu’un particulier, qui aime à politiquer ; mais j’ai payé mon billet de parterre, et je pense avoir acheté du même coup le droit de critique, à la seule condition de l’exercer loyalement, en galant homme, sans siffler la pièce et les acteurs. » Pendant les premiers mois, il a tenu parole ; il a parlé de ses successeurs et de son maître avec une certaine modération, avec une apparente bienveillance. Il semblait s’être fait une loi de garder des ménagemens, de ne pas couper les ponts ; peut-être comptait-il sur un retour de sa fortune ou de la conscience de son roi.

Les politiques les plus artificieux ont leurs illusions et leurs candeurs. Peu avant sa mise à pied, au cours d’un entretien qu’il eut à Berlin avec l’empereur de Russie, Alexandre III lui ayant demandé s’il était certain de rester en place, il lui avait répondu avec l’accent d’une pleine conviction : « Sire, je suis absolument sûr de la confiance illimitée de mon maître, et je suis persuadé que je resterai à mon poste jusqu’à la fin de mes jours. » Son maître avait cruellement trompé sa confiance ; mais il n’avait pas perdu tout espoir. Il se flattait sans doute que les choses iraient de mal en pis, qu’on se verrait forcé de le rappeler ou tout au moins de recourir à ses bons offices, à ses bons avis,