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LES ANNÉES DE RETRAITE DU PRINCE DE BISMARCK.

que s’il ne remontait pas sur les planches, il serait le roi des coulisses. Plus tard, se lassant d’attendre, s’étant aperçu que ses successeurs se prenaient au sérieux, se jugeaient capables de se passer de lui, il deviendra plus agressif. Il traitera le nouveau chancelier, le général de Caprivi, ministre des affaires étrangères, de « ministre étranger aux affaires. » Il dira que « la politique de l’Allemagne est dirigée par un troupier en retraite et par un procureur général en disponibilité », et son mal s’aigrissant de jour en jour, il osera se plaindre de « certain jeune chien de chasse, qui aboie après tout le monde, renifle tout, touche à tout et a bientôt fait de mettre une chambre en désordre. » Il sait que ses offenses resteront impunies, qu’il est protégé contre toute poursuite par les immunités du génie et par le culte que lui rendent des millions d’Allemands, qui considèrent sa gloire comme une propriété nationale, qu’après sa mort, ses ennemis eux-mêmes oublieront ses méfaits, qu’on lui fera des obsèques magnifiques et que son empereur conduira le convoi.

M. Johannes Penzler a entrepris de recueillir dans cinq gros volumes tous les dits et faits du prince de Bismarck, depuis le jour où il est devenu un simple particulier, qui aime à politiquer[1]. Le premier de ces volumes vient de paraître et nous conduit du 20 mars 1890 au 11 février 1891. C’est le temps où les jugemens du prince étaient encore empreints d’une modération relative. Mais on peut être sûr que lorsque M. Penzler en tiendra à la période des jugemens immodérés, il approuvera tout, donnera toujours raison à son héros. M. de Bismarck s’est souvent plaint de ses détracteurs et de ses ennemis ; il n’a jamais dit ce qu’il pensait de ses admirateurs indiscrets, qui poussent l’enthousiasme jusqu’à l’idolâtrie et sont en adoration devant lui. Il ne leur suffit pas qu’il soit un politique de génie, l’un des plus grands qui aient paru dans l’histoire. Ils affirment qu’impeccable autant qu’infaillible, n’ayant d’autre passion que l’amour du bien public, il lui a toujours sacrifié son intérêt personnel. Ils vantent sa générosité, sa douceur ; ils le rangent parmi ces débonnaires, ces pacifiques, qui méritent de posséder la terre. Ils essaient de nous persuader que dans toutes ses querelles, les torts ne furent jamais de son côté, qu’il n’a fait d’injure à personne, qu’il n’y a point d’ombre au tableau, que cette étoile de première grandeur n’a point de taches. M. Penzler est un de ces Allemands qui, panégyristes intrépides, cultivent avec amour l’art de détacher, de blanchir les soleils.

  1. Fürst Bismarck nach seiner Entlassung, von Joha. Penzler. Erster Band ; Leipzig, 1897.