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LES LUTTES ENTRE L’ÉGLISE ET L’ÉTAT.

jetés sans cesse dans le foyer dévorant de nos espérances, l’entretiennent un instant de leur flamme, et s’y changent en cendres.

Du moins l’individu, par lequel tout est gouverné et amoindri, bénéficie-t-il de ces changemens ? Lui-même en est la victime. La vérité a pour unique garantie le témoignage de l’intelligence. Que résoudre quand le témoignage n’est pas unanime ? La philosophie individualiste conclut à accepter comme vrai le sentiment général : car où tous ne peuvent obtenir satisfaction, au moins faut-il que le plus grand nombre soit obéi. Aussi les logiciens de la révolution française ont-ils considéré comme choses adéquates la volonté générale et le droit. En vain l’individu réclamerait pour son indépendance certains asiles inviolables : décider ce qui est inviolable dans cette indépendance appartient à la raison, et la raison est la volonté du plus grand nombre. Par suite, l’homme que cette volonté blesse, non seulement est réduit à souffrir la contrainte de la force matérielle, il n’a même pas contre cette force la ressource d’une protestation morale. Il se croit opprimé, mais les autres ne jugent pas qu’il le soit : leur raison convainc la sienne d’erreur. Ses droits sont des nuages que le souffle populaire chasse de l’horizon : il n’a plus qu’un espoir : attendre qu’une saute de vent les ramène. Car la raison générale perpétue son autorité par les démentis qu’elle se donne, et le vaincu, s’il survit assez longtemps à son erreur, a chance de la voir transformée en vérité. La règle de sa vie n’est donc pas dans sa volonté, elle est dans la volonté des autres.

Et quels autres ! La loi écrite qui en 1789 accordait la souveraineté à chaque homme n’a pas abrogé la loi de nature qui destine presque tous à être conduits par quelques-uns. L’anéantissement des associations où la diversité des aptitudes individuelles s’ordonnait en une compétence collective, la ruine des hiérarchies solides où la force des chefs reposait sur la solidarité de leur intérêt propre et de l’intérêt commun, ont imposé à la masse des hommes la tâche de choisir eux-mêmes par qui ils seraient conduits, et en même temps lui ont enlevé le moyen de connaître ceux qu’elle doit suivre. La société, composée d’êtres qui sur un sol nivelé se mêlent, se pressent, et parfois s’écrasent sans s’unir, assemblent et désassocient comme au hasard leurs rencontres éphémères et leur mouvement perpétuel, est devenue une foule. Qui a prise sur cette inconsistance ? Que bâtir sur cette fragilité ?