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les symphonies que Beethoven a voulu nous laisser le plus attendre et désirer.

Après de tels départs, quelles courses fournit Beethoven ! Pas plus que de pareils exordes, on n’avait encore idée de semblables développemens. C’est une grande loi de la musique, qu’un thème, une mélodie, ne reçoive la vie que pour la transmettre et la distribuer. À peine créée, il faut qu’elle engendre, qu’elle se multiplie et renaisse en des formes non pas identiques, mais similaires, qui participent et procèdent de son être. Cette puissance génératrice est l’essence même non seulement de la symphonie, mais de toute musique pure. C’est pour l’avoir incomplètement possédée qu’un Schubert, un Schumann, sont inférieurs à Beethoven ; c’est parce qu’il la possède en sa plénitude, qu’un Beethoven est supérieur à tout autre. Supérieur à Bach lui-même, chez qui l’évolution de la pensée, fût-elle colossale, garde souvent quelque chose de trop rigoureux et d’un peu mécanique. Elle est plutôt organique chez Beethoven, en cette première partie de la seconde reprise, que les Anglais appellent, — d’un mot plus expressif que notre mot « développement », — le working-out. Ici encore c’est le principe de la fugue qui continue d’agir, mais d’une action intérieure, un peu à la manière du sang invisible sous l’épiderme. Ici l’élaboration n’est pas seulement intellectuelle, elle est aussi morale. En même temps qu’une idée se développe, une volonté s’exerce et s’efforce, résiste et combat. Les working-out de Beethoven ressemblent à des conflits douloureux, quelquefois atroces. Celui du premier morceau de l’Héroïque a été très bien décrit par M. Grove. « Après un essai de fugue, pour indiquer ce dont il est capable en ce genre, Beethoven fait voir qu’il n’est point en humeur de pareils jeux. Ailleurs il aura le loisir de s’amuser au contrepoint ; ici sa passion est trop forte. Sa pensée est tout pour lui ; les moyens ne lui sont rien. Cette courte promesse de contrepoint est brusquement emportée dans une explosion de rage qui forme le centre du mouvement tout entier, et où les plus irréconciliables dissonances, les dislocations de rythme les plus obstinées forment ensemble un tableau d’opiniâtreté et de fureur. Il y a là de quoi briser toute autre poitrine que celle du héros gigantesque dont Beethoven entend faire le portrait. Et certainement ce héros est beaucoup moins Bonaparte que Beethoven lui-même. Un tel passage, long de trente-deux mesures, est absolument du Beethoven ; il n’y avait rien de pareil