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encore disparu, sa fonction se continue et l’état d’esprit de nos contemporains n’est pas sans analogie avec celui qui inspira les jeux de mots védiques. Les termes n’arrivent pas toujours chez nous à avoir un sens précis, ils traînent après eux différens systèmes de pensées, divers cortèges d’idées où l’ordre ne règne pas sans trouble et que nous brouillons facilement les uns avec les autres. Une science achevée, disait Condillac avec bizarrerie mais avec profondeur, est une langue bien faite ; on peut dire aussi et avec moins d’exagération qu’une langue bien faite suppose une science achevée. Dans les domaines que nous ne parcourons encore qu’en tâtonnant, en politique, en philosophie, et dans bien d’autres, la langue n’acquiert pas une rigueur suffisante, quoique d’ailleurs ses progrès correspondent, la plupart du temps aux progrès de la pensée.

Quelquefois un auteur élargit le sens d’un mot. La sélection naturelle, par exemple, fut pour Darwin une sorte de choix parmi les êtres vivans, choix involontaire et spontanément opéré par le jeu des forces de la nature. Il indiquait ainsi que la mort des êtres mal adaptés à leurs conditions d’existence ne laissant survivre que les êtres mieux adaptés, plus développés ou plus forts, produisait des effets analogues à ceux d’un choix intelligent et raisonné. Le sens de son expression était très précis pour lui et il l’est devenu pour tous ceux qui ont étudié la théorie de l’évolution. Mais quand parut l’Origine des espèces, la nouveauté relative des idées eut son effet ordinaire ; et ce « choix de la nature » troubla beaucoup de gens qui ne pouvaient employer le mot choix ou ses synonymes sans y rapporter les idées ordinaires d’intelligence et de volonté réfléchie qui s’harmonisaient fort mal avec les nouvelles idées que Darwin voulait représenter par sa « sélection naturelle. » Des savans s’y trompèrent complètement. Flourens montra en cette circonstance une indignation entièrement fondée sur une méprise qui nous fait sourire aujourd’hui. Elle a été très souvent rappelée et mérite bien de l’être une fois de plus, car c’est un très bel exemple. Il reprocha vivement à Darwin d’avoir personnifié la nature. Son involontaire jeu de mots, s’il n’a pas tout à fait les mêmes apparences, ne diffère pas essentiellement de ceux qu’a toujours amenés l’état primitif de la pensée. Si, au lieu d’être hostile à la doctrine, Flourens s’y était montré favorable, il créait ou recréait plutôt une sorte de mythe où la nature apparaissait comme une mère, bienveillante