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de l’emploi qu’il fait de ses journées à Venise : « Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts ; enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance[1]. » Montesquieu a un goût passionné, sinon de l’exotisme, du moins des choses étrangères. Il aime, comme faisait son compatriote Montaigne, les récits de voyages. Il a dévoré ceux de Bernier, de Chardin, de Thomas Gage ; même on peut penser qu’il n’a fait que trop d’emprunts à des relations forcément suspectes. Il sait d’autre part tout ce que cette science livresque a d’insuffisant : il manque aux renseignemens que nous apportent les livres d’avoir subi notre contrôle ; il leur manque surtout d’avoir été recueillis par nous, sur place, dans leur cadre et dans leur atmosphère. Faute de pouvoir pousser jusque dans la Perse et jusqu’aux Indes, Montesquieu parcourra du moins les pays plus aisément accessibles. Il est, quant à lui, très persuadé de l’efficacité des voyages pour élargir et fortifier l’esprit. A chaque pas que nous faisons pour nous éloigner de notre patrie, les affaires nous en apparaissent sous un jour nouveau ; nous en jugeons plus sainement, débarrassés que nous sommes de toute sorte de préoccupations étroites et de préjugés. L’ensemble se dégage à mesure que s’effacent les détails. Surtout, et pourvu que nous ayons eu soin de laisser à la frontière les idées de chez nous, c’est le sens des mœurs étrangères qui, peu à peu, se révèle à nous. Ce qui nous était resté obscur s’éclaire enfin, et nous nous expliquons ce qui nous semblait absurde ou odieux. Montesquieu « serait bien fâché que tous les hommes fussent faits comme lui ou qu’ils se ressemblassent » ; il voyage « pour voir des mœurs et des façons différentes et non pas pour les critiquer. » Cela chez lui est essentiel, le met à sa date, et le distingue des théoriciens qui plus tard voudront imposer au monde entier les idées de Paris. Au point où il est arrivé du grand travail qui a occupé toute sa vie, il se rend compte que ce dont il a besoin pour accomplir une étape décisive, c’est de l’expérience directe des hommes. Il faut qu’il étudie non plus dans les livres, mais dans la réalité vivante. Il part pour mener à bien cette investigation quasiment scientifique et, comme nous dirions aujourd’hui, cette enquête.

Sa curiosité est universelle. Il est celui que tout intéresse, tout étonne, celui dont l’âme se prend à toutes choses. Rien ne lui a

  1. Montesquieu, Œuvres, I, 130.