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l’Europe, qui, « gardant le respect de la nature et le goût de la beauté », protestent de tout leur cœur contre les « ravages » commis, tous les jours, soi-disant au nom du progrès et de la civilisation. C’est, — pour nous en tenir aujourd’hui à ce seul exemple, — c’est une protestation du même genre qui fait, en quelque sorte, le thème continu du dernier ouvrage de M. Molmenti. C’est elle qui rattache l’un à l’autre les divers essais qui y sont réunis, et donne à leur ensemble une saisissante unité. Qu’il traite de politique, de sciences, ou de littérature, qu’il étudie le développement de l’industrie à Venise, ou les origines du théâtre vénitien, ou les causes de la décadence et de la chute de la Sérénissime République, l’éminent écrivain italien déplore, lui aussi, le fâcheux vandalisme de notre société d’à présent. Moins amer et moins haineux, à coup sûr, que le pamphlétaire musulman, il l’égale par l’ardente sincérité de son indignation. Et tout au plus peut-on établir entre eux cette différence que, tandis que M. Méhemet Emin Efendi se résignerait volontiers à nous voir conserver notre civilisation, pourvu que nous renoncions à l’exporter en dehors de l’Europe, M. Molmenti nous autoriserait plutôt à la répandre dans l’univers entier, à la condition que Venise en fût préservée.

Mais c’est qu’aussi bien Venise a fini par tenir lieu de l’univers entier à cet homme, dont toute la longue vie s’est employée à l’étudier et à l’adorer[1]. On le devine par le ton même dont il parle d’elle, et que rien d’autre, désormais, ne saurait avoir d’intérêt pour lui. A force d’en explorer l’histoire, à force d’en étudier les monumens et les mœurs, à force de restituer jusqu’aux moindres détails de son existence passée, il a fini par perdre de vue le reste du monde. L’Italien lui-même, chez lui, s’est un peu effacé devant le citoyen de Venise ; et il faut voir avec quelle énergie, dans une des pages d’histoire les plus intéressantes de son livre, il loue la République d’avoir été « vénitienne avant d’être italienne ».

Il n’y a d’ailleurs rien qu’il ne loue et qu’il n’aime, de l’ancienne Venise, et qu’il n’oppose avec un touchant orgueil à « notre vie glacée

  1. Nous n’avons pas à faire connaître aux lecteurs de la Revue l’érudition et le talent de M. Molmenti, ni l’importance de ses travaux sur l’histoire de Venise. Rappelons seulement que nous avons nous-même rendu compte, à cette place, de son dernier ouvrage, Les Brigands soies la République de Venise (Revue du 15 décembre 1893).