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confronter notre architecture moderne avec l’art vénitien d’autrefois on ne peut s’empêcher d’éprouver un mélange de honte et de répulsion : et quand on voit surgir ces grandes cages, percées de trous rectangulaires, surmontées d’entablemens postiches que supportent des travées disproportionnées, on se prend à répéter ce que disait naguère un sage à la vue des nouvelles constructions de Rome : « qu’une sorte d’immense tumeur blanchâtre a poussé au flanc de la vieille ville, et est en train d’en absorber la vie. »

Tant de destructions, tant de mutilations, la séculaire harmonie de Venise à jamais perdue ! Et tout cela sans aucun profit, sinon de rendre pareille à toutes les autres villes celle qui, jusqu’alors, s’était toujours vantée de ne ressembler à aucune. « Car je défie qu’on me cite une seule amélioration matérielle, l’ombre d’un avantage hygiénique, ou commercial, ou industriel, qui aient découlé jusqu’ici de ces insultes au bon goût et à l’honneur vénitien ! »


Ainsi Venise, d’année en année, se dépouille tristement de sa vieille splendeur. Et ce n’est pas seulement par le dehors qu’elle se transforme : tout ce que ses palais contenaient, naguère encore, d’œuvres d’art et de souvenirs précieux, fresques, tableaux, vases, statues, bas-reliefs, bronzes, émaux, mosaïques, meubles, tapis, manuscrits ornés de miniatures, tout cela a été vendu, ou le sera bientôt. « La liste serait trop longue, et trop douloureuse, de tous les trésors enlevés à Venise depuis cinquante ans. Seuls, dans leur sérénité immortelle, nous restent encore les chefs-d’œuvre de Titien et de Paul Véronèse, ornement et gloire de nos édifices publics : mais vainement on en chercherait d’autres dans les maisons patriciennes. Les revendeurs ont tout pris, et puis, en grande hâte, tout expédié outre-monts. La lugubre série a commencé par la vente des collections Barbarighi et Galvagua, acquises, la première par Nicolas Ier de Russie, la seconde par un négociant français. Un Pisani, millionnaire, s’est défait pour quinze mille louis d’or du merveilleux tableau de Paul Véronèse, La Famille de Darius aux pieds d’Alexandre, où le maître avait peint les portraits de plusieurs membres de la famille Pisani. Le musée numismatique de Gradenigo a été vendu au roi de Sardaigne, à un Rothschild le fameux reliquaire de Sainte-Marthe, ancienne possession des Faliero : à un autre Rothschild, les admirables chenets de bronze du palais Calbo-Crotta... »

Belle occasion, pour M. Molmenti, de regretter le Conseil des Dix et les Inquisiteurs d’État. Ceux-là n’eussent point toléré un pareil « oubli de la dignité nationale. » Aux dernières années mêmes du gouvernement de la République, le Conseil des Dix n’a-t-il pas fait dresser l’inventaire