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Il y a eu là un moment admirable pour agir utilement et avec le moindre effort : la Grèce battait en retraite, et la Porte n’était pas encore assez libre pour rien entreprendre. Pourquoi ne l’a-t-on pas compris ?

Il serait injuste de dire que cette opportunité n’a été sentie par personne. M. Hanotaux s’est empressé de parler du choix d’un gouverneur, et même de suggérer une candidature qui semblait pouvoir mettre tout le monde d’accord. Malheureusement elle n’a pas eu ce résultat, ce qui aurait été peu grave si, au nom mis en avant on en avait substitué quelque autre, auquel la France se serait certainement ralliée. Mais, point ! on en est resté là, on n’a rien fait du tout. Rarement l’Europe a fait preuve d’une pareille imprévoyance, et rarement aussi le sultan s’est montré plus adroit. Il a envoyé en Crète Djevad Pacha. Le bruit en avait couru pendant quelques jours avant que la nouvelle fût confirmée. On affectait de ne pas y croire. On tenait à la Porte un langage menaçant. On lui laissait entendre que l’envoi en Crète d’un personnage ottoman aussi considérable ne serait pas toléré. Le sultan ne s’est pas laissé émouvoir, et il a envoyé Djevad comme commandant militaire en Crète. Grand émoi de la part des amiraux ! Ils se sont demandé d’abord s’ils devaient permettre à Djevad de débarquer : il était vraiment bien difficile de l’en empêcher. Ce n’était plus le colonel Vassos arrivant avec des troupes ennemies ; c’était un homme venant seul pour prendre le commandement des troupes turques qui sont en Crète au titre le plus régulier. Tout ce qu’ont pu imaginer les amiraux, afin de bien manifester leur mauvaise humeur, a été de faire une visite à Djevad-Pacha en petite tenue ; mais Djevad ne s’en est pas montré autrement mortifié et n’a même point paru s’en apercevoir. Grâce à la connaissance qu’il a du pays et de ses habitans, — peut-être aussi par l’emploi des moyens variés par lesquels on agit sur ceux-ci, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, — il s’est mis à jouer en même temps, avec une aisance parfaite, le rôle qui appartient au gouverneur ottoman, et celui que les amiraux européens se sont attribué sans avoir d’ailleurs à leur disposition aucune des ressources qui leur auraient permis de le remplir. Il a manœuvré entre les partis, s’efforçant de les apaiser, de les concilier, d’effacer les traces encore saignantes et fumantes des derniers événemens, tout cela au nom de son auguste maître, S. M. Abdul-Hamid. On en est là. Si l’Europe avait tenu ses promesses, si elle avait réalisé ses desseins, si elle avait donné un gouvernement et une administration à la Crète, la mission de Djevad-Pacha aurait été inutile au point de devenir impossible. Mais, par leur