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discutée posément à Venise, mais la colère les aveugla, ils s’emportèrent, et se séparèrent sans s’être expliqués ; nous ne pouvons que croire à un malentendu ; et nous arrivons au second point, à la question de procédés.

Encore ici, M. Faugère a mis au jour des documens décisifs : une correspondance où l’on voit le ministre obligé de rappeler à l’ordre l’ambassadeur, qui, dans une de ses premières dépêches, s’était permis « d’adresser directement à Sa Majesté un reproche trop fortement exprimé. » Ainsi M. de Montaigu était capable de manquer de respect au roi de France : étonnons-nous de ce que son secrétaire ait eu à se plaindre de quelque manque d’égards ! — Et Jean-Jacques, de son côté, était-il un homme commode ? Jusqu’alors il n’avait pas réussi à prendre pied dans la société, à jouer avec succès les rôles qu’il avait eus à remplir ; et le sentiment de son insuffisance, ses inquiétudes sur son avenir, l’état de misère où il était retombé à plus d’une reprise, n’avaient pas permis à son orgueil de s’épanouir. Sa jeunesse avait été semée d’échecs. Enfin une bonne porte s’était ouverte à lui, il était entré dans un poste honorable, il pouvait espérer de faire son chemin. Une fierté native, qui avait dormi jusqu’alors, s’éveilla en lui. Il arrivait novice dans sa nouvelle carrière ; son maître l’était comme lui ; mais comme les affaires se traitaient généralement par écrit avec le gouvernement de Venise, qui espaçait beaucoup et entourait de cérémonies les entretiens diplomatiques, Rousseau se trouva sur son terrain ; il est tout simple que, la plume à la main, il se sentît supérieur à M. de Montaigu. Il n’eut pas le tact de cacher son sentiment, et son maître se plaignait avec justice de ses manières : « Pendant la dictée que je lui faisais, cherchant quelquefois le mot qui ne me venait pas, il prenait ordinairement un livre, ou me regardait en pitié. »

Rousseau avait du zèle, de la probité, de l’intelligence ; on lui fit des complimens qui l’enivrèrent ; il se crut nécessaire, et c’est ce qui le perdit. Il ne s’observa pas assez ; il ne craignit pas de se montrer difficile et revêche ; il mécontenta bientôt, il choqua M. de Montaigu, qui finit par se chercher un autre secrétaire ; et quand il l’eut trouvé, il congédia le pauvre Jean-Jacques.

La situation que Rousseau avait eue à Venise n’était pas sans épines ; mais quels avantages ! Une de ces villes dont on aime le séjour, pittoresque et riante ; un beau climat ; un peuple artiste ; Rousseau, qui aimait la musique et le chant, trouvait à satisfaire