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plus commode ; votre petite pension commença de courir, il n’y a pas encore trois ans, et ces trois ans vous ont été payés d’avance, année par année. Mon intention est bien de continuer ; mais, ma chère tante, je ne puis pas vous dissimuler que la dureté de ma situation me met dans la nécessité de compter. Veuillez donc prendre patience, s’il arrivait que votre pension tardât à venir, et dites-vous alors : Je connais le cœur de mon neveu ; et sûre qu’il ne m’oublie pas, je le plains de n’être pas en état de mieux faire. » — Voilà le pauvre qui a bon cœur, et qui fait son possible pour aider une vieille parente encore plus pauvre que lui ; en même temps qu’un homme pénétré de cet excellent principe, qu’avant de se donner le plaisir de faire des largesses, il faut s’être mis en mesure de payer régulièrement ses fournisseurs. — C’est là une idée bourgeoise ; mais on ne saurait trop insister sur ce point, que Rousseau était de souche bourgeoise, et que jusqu’à la fin de sa seizième année, il a vécu dans un milieu de bonne bourgeoisie.

Rousseau était pauvre ; il l’a été tout le long de sa carrière, et souvent par sa faute, bien certainement. Par exemple, il n’aurait eu, pendant les douze dernières années de sa vie, qu’à toucher tranquillement la pension de cent guinées que lui avait accordée le roi d’Angleterre : il eût été au-dessus du besoin. Il n’était point brouillé avec l’auguste donateur, et ses visiteurs voyaient au mur de sa chambre le portrait du roi George III, « son bienfaiteur », leur disait-il. Mais quand un jour son ami Corancez lui apporta une lettre de change de 6 336 livres de France, — c’était le montant des arrérages non touchés de sa pension, — Jean-Jacques fronça les sourcils et secoua la tête : « Je suis majeur, dit-il, et je puis gouverner moi-même mes affaires. Je sais bien que j’ai une pension ; j’en ai touché les premières années avec reconnaissance ; et si je ne la touche plus, c’est parce que je le veux ainsi. » Il fallut que Corancez battît en retraite, et s’excusât de son indiscrétion : s’il avait voulu discuter, et savoir pour quelles raisons Rousseau se privait d’une ressource abondante et sûre, le grand homme l’eût mis à la porte. Sainte-Beuve a dit quelque part que, pour étudier un homme, un caractère, il y a certaines questions essentielles qu’il faut se poser ; entre autres : Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? sur l’article de l’argent ? — Ce n’est pas ici le moment de parler du premier point. Quant à la question d’argent, l’examen attentif de la correspondance de Rousseau établit qu’il était épineux et