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— puisqu’il paraît que c’est maintenant une vertu qui mérite d’être louée en un homme d’Etat.

M. Canovas del Castillo ne se répandait pas volontiers en confidences sur sa vie ; et, les deux ou trois brochures que, malgré lui, on a publiées, ce n’était pas par lui qu’on pouvait les avoir. Un jour, pourtant, que nous en causions, il me dit : « Un de mes concitoyens de Malaga, qui veut me faire honneur, raconte que, jusqu’à un âge avancé, je n’avais jamais vu cinquante mille francs ensemble. Il me comble. Si fait ; je les avais vus ; pas bien des fois, mais je les avais vus. »

Sa jeunesse avait été pauvre, il n’en rougissait pas : la fortune était venue enfin embellir sa vieillesse ; elle ne l’avait pas changé. Elle avait passé près de lui, sans qu’il fît rien pour croire qu’elle était à lui. Ce qu’il en aimait le mieux, c’était, avec le charme qu’elle avait mis dans sa demeure, ses livres, ses bronzes, ses fleurs, ses oiseaux. Depuis de longues années déjà, l’homme qu’on disait si ambitieux, impérieux et dur, qui, disait-on, avait le don, le goût et le besoin du commandement ; ce Président du conseil qui, murmuraient les jaloux, ne pouvait supporter de ministres à ses côtés et voulait être, lui seul, le ministre universel ; ce despotique serviteur qui courbait sous son joug — on l’insinuait — même les rois, ses maîtres ; qui donc enfin ? celui que les pamphlets montraient, maniaque sanguinaire, occupé à faire torturer les prisonniers de Montjuich — et qui assurément n’était pas cet homme-là, mais qui, si l’on veut, avait eu, et paraissait toujours avoir quelques parties de cet homme-là : l’amour du pouvoir, le besoin de commander — M. Canovas n’aspirait qu’à un coin de fraîcheur, en face d’une pelouse verte, contre le mur de sa maison. Il jurait : « Je ne m’en irai pas », estimant ne pouvoir partir sans trahir ; mais son vœu le plus cher était de pouvoir bientôt s’en aller tranquille, certain qu’avec lui ou après lui, du même coup, la monarchie et l’Espagne ne s’en iraient pas.


Sa tâche ainsi achevée, dans ce repos bien gagné, M. Canovas eût pu lire un livre glorieux qui eût parlé de lui, où il y eût eu peu de pages vides, où trois ou quatre eussent été de très grandes pages. Il eût pu y revoir et y refaire en raccourci le chemin parcouru, du point de départ au point d’arrivée. Seize ans : il