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LE DÉSASTRE.

mille routes de la France ; et sur cette armée stagnante, la vision du carnage suspendu, l’impression d’énervement, d’attente !… Du Breuil se rappela la soirée de Saint-Cloud, la Marseillaise à l’Opéra… c’était le prélude ! Maintenant, le drame allait commencer. Et dans l’impatience fébrile qui faisait grincer sa plume, il lui sembla que les acteurs manquaient leur entrée…

Ah ! le bruit du premier coup de canon, quel soulagement !

II

Du Breuil avait passé la nuit du 3 au 4 août à transcrire des dépêches et des ordres de mouvement… On venait, à l’instant même, de renoncer à une opération projetée du 4e corps sur Sarrelouis. Le commissaire de police de Thionville signalait, en effet, le passage de 40 000 Prussiens à Trêves. De quel côté déboucheraient-ils ? Le grand choc ne pouvait tarder. Le combat de Sarrebrùck était de bon augure.

Il était, depuis son arrivée, soutenu par une surexcitation fiévreuse. Il lui semblait que l’énergie de ses facultés fût doublée : lucidité d’intelligence, promptitude de décision. Rien ne décourageait son zèle. En se dépensant ainsi, il obéissait à un sentiment d’honneur et de solidarité. Trop de plaintes, trop de griefs s’élevaient contre l’état-major, pour qu’il n’eût pas à cœur de payer d’exemple.

Son service était d’ailleurs des plus chargés. Des deux capitaines affectés au même travail, l’un, Massoli, gras, myope, les cheveux d’un noir de cirage, geignait toujours. Il lui fallait une cuisine sans assaisonnemens, du lait à tous ses repas, un rond de cuir sous ses lombes. L’autre, de Francastel, léger, bavard, figure d’oiseau, n’avait en tête qu’histoires de femmes, souvenirs du boulevard. On s’était égayé de ses mésaventures. Il prétendait parler admirablement l’allemand ; chargé d’interroger un prisonnier, il avait bredouillé dans le jargon le plus grotesque, à l’hilarité franche du sous-officier de uhlans, Prussien raide à poils roux.

Au petit jour seulement Du Breuil put prendre quelque repos. Quand il se réveilla deux heures après, il vit à son chevet un puissant dogue gris, qui le couvait d’un regard patient et attentif. Derrière se tenait, assis sur une chaise, son sabre entre les jambes, un capitaine de lanciers de la Garde, en kurka bleu de ciel et coiffé de la czapska en cuir noir. Lacoste lui souriait, pas changé, face énergique, regard franc.