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pacifiques relations de la Chine avec ses voisins du nord. Depuis le traité de Nertchinsk, les rapports politiques ont toujours été amicaux, et cependant les empiétemens de la Russie ont été incessans. Avec un tact merveilleux, la diplomatie des tsars a toujours senti la limite précise où il convenait de s’arrêter pour ne pas éveiller les susceptibilités et les défiances du gouvernement de Pékin. Aujourd’hui ses avis sont écoutés, sinon comme ceux d’un maître, du moins comme ceux d’un tuteur. Au début, les Russes durent se plier à bien des concessions : l’empereur de Chine regardait le tsar comme un vassal ; ils admirent ces prétentions, consentirent à des traités humilians. Ils attendaient l’heure propice. Lançant en avant de hardis officiers, prêts, en cas d’insuccès, à les désavouer, à les soutenir s’ils réussissaient, ils s’arrogèrent le droit de naviguer sur l’Amour, et annexèrent toute la rive gauche de ce neuve. Peu après, le territoire de l’Oussouri fut occupé, et la diplomatie russe profita des concessions accordées à l’Angleterre et à la France pour faire reconnaître la légitimité de ses nouvelles acquisitions.

Cette occupation d’un territoire par la force est d’ailleurs restée un fait isolé dans l’histoire des relations sino-russes. Il a fallu pour y décider le gouvernement du tsar l’absolue nécessité d’atteindre la « mer libre » et la conviction intime que la Chine accepterait le fait accompli. Au contraire, la politique moscovite a toujours été de faire respecter l’intégrité de l’empire chinois, de déjouer tous les projets de démembrement ourdis par les Anglais. Singulière contradiction de la politique : dans la « question d’Orient », la Russie voulait avant l’heure ouvrir la succession de « l’homme malade » ; l’Angleterre défendit qu’on y touchât ; en Extrême-Orient, l’Angleterre poussait au démembrement, la Russie s’y opposa. Soit illusion, soit habileté, elle crut et fit croire que la Chine était un « homme fort »[1]. De l’homme malade turc la Russie n’a rien tiré ; de l’homme fort chinois elle entend devenir la protectrice et la gardienne. Elle n’a aucun intérêt à absorber par morceaux un pays qu’elle espère tenir tout entier sous son influence et dans sa dépendance.

A une grande souplesse, la diplomatie russe a su allier, quand il le fallait, une absolue fermeté. Elle a appris, par une longue

  1. On se souvient qu’au début de la guerre sino-japonaise, la presse russe prédisait et escomptait la défaite du Japon. L’événement a contredit étrangement ces prévisions.