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qui restent rares, mais les nombreux petits carrés plantés de légumes qui semblent, ici comme en Afrique, la culture favorite du musulman : ils sont jolis, ils sont étroits ; ils ont des arbres dont l’ombre et les fruits rafraîchissent ou engagent au repos, et leur produit suffit à des hommes pour qui la vie n’est qu’un passage, et la guerre le seul métier digne d’un fils des conquérans.

A la nuit, nous descendons enfin à Salonique. Des portefaix juifs s’emparent de nos bagages, soulèvent les lourdes caisses à bras tendu, les jettent sur leur dos large et solide. Salonique est une ville juive : sur ses 120 000 habitans, 70 000, 80 000 peut-être sont israélites. C’est pourtant la Pâque grecque, aujourd’hui même : des caravanes de mules chargées de buis sauvage passent dans les rues pavées de galet ; des prêtres à longue barbe reçoivent sur les places publiques l’obole due par le pénitent qui a reçu l’absolution ; et tout un peuple sort des églises, un peuple de races, de types, de langages bigarrés, colorés, nuancés à l’infini, et que la religion même n’unit pas, tant il y a là de religions, de sous-religions et de sous-races : Turcs, Grecs restés sujets ottomans, Grecs indépendans, Bulgares, Valaques, Albanais, Guègues et Serbes, sans compter ce qu’on est convenu d’appeler la colonie européenne, Français, Anglais, Italiens et Allemands. Mais ces élémens nombreux et divers paraissent presque perdus, roulés par le flot grandissant des juifs, si nombreux dès maintenant que l’immense majorité a dû abandonner le commerce de l’argent et même les commerces où l’on gagne de l’argent, et qu’ils forment un peuple comme tous les peuples, ayant ses manœuvres, ses artisans, ses pêcheurs, ses ouvriers, et même, autour de la ville, ses paysans maraîchers qui commencent à cultiver la terre. Cette activité physique, cette vie normale de l’ensemble de la race a conservé sa vigueur, et quelques-uns de ces portefaix à la barbe frisée, aux grands traits assyriens, ont des membres d’athlète, des torses vigoureux, des cous gonflés de muscles et de sang. Nul antagonisme entre cette population et l’administration turque : et en effet, tandis que le Serbe, le Grec, le Bulgare, rêvent d’un jour où Salonique leur appartiendra, les israélites se soumettent de bonne grâce au joug ottoman, et peut-être considèrent-ils avec mépris l’idée de patrie comme une conception lourde et surannée qui, dans tout le monde oriental, empêche leurs concurrens de se donner tout entiers aux batailles économiques et peut-être même à certains genres de spéculations