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Ses yeux étincelaient, il y avait une barre sur son front de sectaire :

— Qu’est-ce qu’on attend, fit-il, pour proclamer la République ici ? — Il s’arrêta court et en désignant une pâtisserie ; — Tenez, voilà des choses qui me dégoûtent, en un pareil moment !… (Du Breuil emportait une brève vision d’officiers à grosses moustaches croquant des bonbons, avalant des éclairs et des babas.) Barrus ricanait : — Le matin, ces messieurs de la cavalerie viennent faire leur petit marché, suivis d’ordonnances, un panier au bras. On dirait que certains chefs ne pensent qu’à bien manger. Nos soldats, depuis que leur ration de pain est réduite à 500 grammes, viennent faire queue à la porte des boulangers. L’autre jour, j’ai vu des charrettes de pain blanc parcourir les camps. Les soldats en achetaient et jetaient leurs pains de munition. On devrait défendre ce trafic. Nous ne mangeons pas, nous gâchons les ressources de Metz !

Il s’interrompit, dévisagea Du Breuil :

— Est-il vrai que Bazaine ait écrit au prince Frédéric-Charles pour lui demander la vérité détaillée sur la situation ?

Du Breuil eut un sursaut.

— Je ne sais pas ! et j’ajoute : je ne crois pas ! — fit-il assez sèchement. Barrus le regarda avec une sorte de sympathie bizarre, de pitié ironique :

— Ah ! oui ! vous… vous êtes honnête !

Il lui serra la main à la broyer, s’éloigna rapidement.

« Un peu toqué ! » pensa Du Breuil. Et il se sentait mortellement triste. À peine s’il commençait à voir clair, à se rendre compte de la situation et de ses conséquences. Des images émouvantes passaient devant ses yeux ; il se représentait l’Empereur prisonnier, l’Impératrice et le Prince impérial en exil. Ces images ne se fixaient pas, elles défilaient comme dans un cauchemar. Un gouvernement nouveau, des hommes nouveaux… L’Empereur, son grave visage souffrant, les beaux yeux altiers de l’Impératrice, la foule empressée des courtisans ! Et tout ce qu’il entendait, depuis plusieurs jours, l’odieux fourmillement des reproches, des récriminations, des espoirs, des ambitions… Ceux qui se désolaient en songeant à ce qu’ils allaient perdre, ceux qui se frottaient les mains en songeant à ce qu’ils allaient gagner ! La soirée de Saint-Cloud remplit son souvenir : Champreux correct, Jousset-Gournal ba-