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histoires merveilleuses : je l’écoutais religieusement comme un poème du moyen âge. Enfin, avant de prendre congé, il me demanda « d’où j’étais », et je le lui dis. Alors l’homme d’autrefois eut un retour sur la misère de sa vie précaire, qui n’était illuminée que par la vision flamboyante de l’Archange, et il me demanda de sa voix grave : « Et vous, combien payez-vous de tribut au roi de France ? »


II

Voilà le paysan de l’Italie méridionale. Vigoureux de corps et souvent d’esprit très ouvert, il continue à savoir ce que savaient ses pères, et à faire ce qu’ils ont fait. Pour comprendre à quelles générations lointaines ces hommes appartiennent, il faut observer leur vie et en dégager, s’il se peut, les faits caractéristiques. Je ne parle pas ici des coutumes plus ou moins bizarres, des cérémonies familiales plus ou moins archaïques : je parle des actes toujours répétés qui forment la trame élémentaire de la vie. Pour le paysan français, par exemple, tout tient dans la ferme et dans le bas de laine aux écus. Le paysan des Abruzzes ou des Pouilles fait dans l’année deux parts inégales : l’une pour les travaux qui gagnent le pain de chaque jour, l’autre pour les pèlerinages qui doivent gagner le ciel. Or, si nous accompagnons les travailleurs de l’Italie méridionale aux pâturages, aux champs, aux sanctuaires traditionnels, nous serons surpris de les trouver sans cesse par les sentiers et par les routes, comme des chemineaux. Ceux même qui ont un foyer semblent mener une vie de nomades.

Une moitié de l’ancien royaume de Naples, le versant de l’Adriatique, est encore sillonnée par les antiques tratturi, les larges traces battues par le passage des grands troupeaux. Ces bandes de terre stérile qui coupent champs et prairies sont indiquées sur les cartes de l’état-major par un pointillé spécial. Les tratturi sont les canaux par lesquels communiquent entre eux de vastes réservoirs d’animaux. En été, bergers et bestiaux errent sur les hauts plateaux de la Basilicate et des Abruzzes, à travers les steppes montueux des environs de Potenza ou les prairies immenses qui s’étendent au nord de Castel di Sangro et qu’on appelle Piano di Cinque Miglia. En hiver, bêtes et gens descendent vers la plaine pour occuper d’autres déserts, la vallée du Basento