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presque aucune commande dans ce faubourg d’impotens. On avait tant répété que les épileptiques ne sont bons à rien ! M. de Bodelschwingh les a vengés en prouvant à tous, et à eux-mêmes les premiers, que, bien soignés et bien groupés, ils sont propres à tout. Cette révélation est le principal élément de leur guérison morale. Autrefois chacun d’eux, isolé dans sa famille, avait conscience d’être une gêne, presque un rebut : riche, son visage était de trop parmi les fêtes ; pauvre, son appétit était de trop à table ; et toute créature humaine a l’instinct social si fortement chevillé au fond d’elle-même, qu’il n’est point pire souffrance que se sentir « de trop ». Il est ici-bas deux classes d’indigens : ceux auxquels manque de quoi vivre et ceux auxquels manque pour quoi vivre : M. de Bodelschwingh, pour cette seconde catégorie, est un admirable médecin ; et dans les nombreux établissemens, ornés de noms bibliques, qui parsèment la vallée de Bielefeld, il n’est guère de cerveaux en ténèbres qui ne soient à la longue traversés d’un rayon de joie ; et ce rayon, c’est la certitude de servir à quelque chose ici-bas. De tous les points de l’Allemagne confluent à Bielefeld des caisses de « vieilleries », expédiées par les heureux de la terre ; leur charité est une excellente intendante, qui ne laisse pas s’encombrer leurs logis ; une maison tout entière, à Bielefeld, est consacrée au déballage de ce superflu fané, et les déballeurs, les trieurs, les catalogueurs sont des épileptiques. Épileptiques aussi les concierges, les jardiniers, les domestiques, voire même les caissiers et les secrétaires ; et les mieux portans dirigent les plus malades, et des épileptiques se vengent de leur mal en combattant l’épilepsie chez les autres.

On trouve, préposés à ces œuvres, des « Frères » et des diaconesses ; ces indispensables auxiliaires sont formés à Bielefeld, dans deux maisons installées par M. de Bodelschwingh. Suivant la méthode dont Wichern, tout le premier, avait inauguré l’application au Rauhe Haus, les nombreux déshérités dont M. de Bodelschwingh a comme retrouvé les titres à l’existence en leur offrant un petit rôle social sont organisés en familles : chaque « famille » a sa maison, son jardin, elle est chez elle ; quelques épileptiques la composent, sous la direction d’un « Frère » ; au lieu d’être ramassés dans de grandes casernes de bienfaisance, comme des unités étiquetées, ils sont placés, autant que possible, grâce à ce morcellement en familles, dans les conditions communes de la vie.