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entière, celle d’apprendre à la France à connaître l’Allemagne. S’il est un domaine de la pensée où il ait exercé une influence, c’est celui-là. Nul, en France, n’a plus aimé l’Allemagne, à une époque où les sympathies étaient pourtant nombreuses et vives, parmi nos écrivains et nos lettrés, pour la pensée et la littérature germaniques, et aussi pour l’âme germanique, qui n’avait encore découvert à nos yeux que sa face mystique et attendrie. Ces sympathies pouvaient alors se donner libre carrière ; rien ne s’y opposait, ni les événemens politiques, ni l’entrée en scène de l’Allemagne militaire et utilitaire, dont le seul aspect aurait mis Gérard de Nerval en fuite, car tout en elle lui aurait fait horreur, ses qualités plus encore que ses défauts. Il ne soupçonna même pas qu’elle pût jamais être possible, et il contribua par-là, inconsciemment et innocemment, à empêcher ses lecteurs de la pressentir. En cela il ne fut ni plus ni moins aveugle que les autres écrivains français du même temps qui travaillaient aussi à nous initier à la poésie allemande[1], aux mœurs allemandes, et qui ne nous ont jamais montré que les côtés rêveurs et spéculatifs, ou la sentimentalité un peu puérile, d’une race trop vigoureuse, et composée d’élémens trop variés, pour se laisser emprisonner dans trois ou quatre formules.

Léo Burckart a pour objet de rendre sensible au spectateur français la puissante fermentation laissée dans l’âme germanique par la guerre de libération : — « C’est à Heidelberg, dit Gérard de Nerval dans la préface de la pièce, au milieu des étudians, que j’essayai de peindre le mouvement parfois grand et généreux, parfois imprudent et tumultueux, de cette jeunesse toute frémissante encore du vieux levain de 1813. » Son héros est un publiciste aux idées révolutionnaires, à la plume hardie, que sa femme s’attend tous les jours à voir arrêter. Au lieu de la police, c’est « le Prince » qui arrive chez eux. Il vient sommer Burckart de prendre la place du ministre qu’il attaque dans son journal, et de réaliser les théories avec lesquelles il met le feu aux imaginations. L’imprudent accepte, et gouverne comme pouvaient gouverner les cerveaux chimériques dont l’Allemagne était farcie il y a trois quarts de siècle, rêveurs obstinés qui vivaient enfermés dans leur ca-

  1. Gérard de Nerval a publié, en 1830, un volume de Poésies allemandes, morceaux choisis et traduits. Il a été depuis l’un des principaux et des meilleurs traducteurs des poésies d’Henri Heine, sur lequel il donna ici même deux articles (15 juillet et 15 septembre 1848).