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plus de son œuvre politique, avortée, la liberté. La République demeurait le nom du gouvernement accepté par l’immense majorité des Français, mais cette majorité concevait la République selon ses besoins et ses désirs, c’est-à-dire que la forme du pouvoir était indifférente, pourvu que le pouvoir fût fort, organisateur, tutélaire à la démocratie laborieuse, encourageant à l’épargne. On se souciait fort peu par qui et comment les lois seraient faites, pourvu qu’elles répondissent aux nécessités immédiates de la vie. Chacun réclamait le code civil ; fort peu se souciaient de la constitution. Je lis dans une lettre adressée de Limoges, en octobre, par un chef de brigade, très républicain, à son frère, régicide, Boutroue : « La masse de la nation, au fond, est bonne, ou du moins, si elle ne l’est pas effectivement, activement, elle ne demande qu’à l’être ; je puis te l’affirmer, car j’ai observé bien des choses en traversant nos départemens du midi… D’un moment à l’autre et à l’instant où l’on s’y attend le moins, il peut arriver des événemens qui changent totalement la face des choses[1]. » Partout, sous toutes les formes, se manifestent cette attente d’un lendemain, cet appel à l’inconnu ; c’est que l’on se sent plein de vie, plein de santé, mais entravé, mais étouffé, et que, ne pouvant pas rompre les liens, on cherche une main qui les tranche. Les factions sont si lasses d’elles-mêmes, si dégoûtées surtout les unes des autres, qu’elles sont prêtes à se soumettre à un arbitre commun, ne fût-ce que par rivalité.

Cet état d’esprit, confus chez la plupart des Français, se trahit chez les brouillons politiques, par les cabales les plus bizarres, les propos les plus incohérens. Les royalistes sont obsédés par la chimère d’un Monk. Les modérés ne le sont pas moins par celle d’un Guillaume d’Orange, qui succéderait directement à la République, sans passer par les Stuarts. « Le retour de la paix », disait à Sandoz Sainte-Foy, maître intrigant et l’un des « faiseurs » de Talleyrand, « pourrait dépendre uniquement du rétablissement d’une monarchie constitutionnelle. Si cela arrivait, les suffrages des autorités et de la saine partie de la nation ne se décideraient pas pour un Bourbon… Les suffrages se déclareraient plutôt pour un prince allemand et protestant. » Sainte-Foy insinue le nom du prince Louis-Ferdinand de Prusse ; d’autres, survivans de 1792, pensent encore à Brunswick ; d’autres, à un cadet d’Espagne ; les

  1. Lettres de Boutroue publiées par A. d’Hauterive ; Paris, 1891.