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c’est un tout jeune homme : vingt-quatre ans, la physionomie expressive, distinguée ; une belle taille, avantageuse ; mais le masque romain et le costume des grands spectacles révolutionnaires, à la Saint-Just, sont gâtés par des lunettes : Lucien est myope, sa voix nasillarde est voilée et sans timbre ; ses discours ont du trait, de la chaleur, sa parole ne porte pas. Il est assailli de motions. On réclame un rapport sur l’état de la République. Avant tout la Constitution ! — « La Constitution ou la mort ! Les baïonnettes ne nous font pas peur ! » On décide de députer aux Anciens. Là-dessus un membre, Delbret, monte sur une chaise et propose de prêter serment. Ce jacobin, très sincère, fait les affaires de Bonaparte. Lucien met la motion aux voix ; elle est votée. L’appel nominal commence ; et comme personne n’a sa place marquée, que tout le monde va, vient, se démène, déclame, l’opération est laborieuse ; le bureau ne se presse pas ; on perd ainsi deux heures, puis on apprend la démission de Barras ; on propose de le remplacer ; on dresse des listes.

Des émissaires avertissent Bonaparte. Il voit la journée tourner an rebours de ses prévisions. Augereau narquois, au souvenir de Fructidor où il a fermé la bouche aux « avocats », sans prétention à l’élégance juridique, mais efficacement, Augereau lui dit : « Eh bien ! te voilà dans une jolie position ! — Nous en sortirons, souviens-toi d’Arcole ! » répond Bonaparte. Il comprend que, s’il laisse le courant dériver, il est perdu. Il sort, suivi de ses officiers, il se rend au Conseil des Anciens ; ces députés reprennent leurs places pour l’écouter. Mais ce n’est ni Arcole, ni Rivoli, ni Castiglione ; il n’y a ni positions à emporter, ni Autrichiens à enfoncer, ni mitraille, ni bruit de canons et de clairons. Le silence se fait. Il faut parler, et Bonaparte ne sait plus que dire, ou plutôt il ne retrouve plus ses paroles ; sa pensée même le fuit. Il avait réfléchi au discours qu’il tiendrait ; ce discours lui échappe. Il n’en reste plus que des lambeaux, des traits préparés, appris, qui surgissent, incohérens, entre des bouts de phrases hachées, décousues. On l’interrompt et il se trouble. Il veut imposer : il ne lance que des mots emphatiques, boursouflés, ballons lourds qui crèvent mollement. Il proteste de la pureté de ses vues : ni César, ni Cromwell !… La nation, ses compagnons d’armes l’ont appelé à se faire l’arbitre des partis. Il dénonce Barras, les jacobins, les anarchistes. Il fait appel au grand parti du peuple français. Mais quant au complot même, il balbutie, il se dérobe. « Je