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désespéré, dont Arvède Barine a exposé ici même[1], avec sa maîtrise habituelle, les vices irrésistibles et les sublimes hallucinations. Il va de soi que le bon génie divinement enveloppé de vertu et de sérénité dans des infortunes égales inspirera beaucoup moins d’intérêt ; le Paradis semble fade au sortir de l’Enfer. Aussi glisserai-je vite sur les aventures personnelles de Sidney Lanier ; il me paraît nécessaire en revanche d’insister sur ses théories d’art, dont plus d’un a profité sans le citer jamais. La tâche est difficile, car musique et poésie se trouvent dans son œuvre si étroitement enlacées qu’il est impossible de séparer nulle part la beauté de l’idée de celle du son ; le livre curieux, mais très spécial, qu’il écrivit sur la prosodie anglaise, renverse les barrières qui séparent, au gré du vieux Lessing, la poésie de la musique. De ces deux arts il fit un seul, et il y excella, ce qui ne veut pas dire qu’il doive faire école.


I

Ce fut à la Nouvelle-Orléans, il y a peu d’années, que j’entendis pour la première fois, je l’avoue à ma honte, le nom à demi français de Sidney Lanier. Une de ses admiratrices, surprise de mon ignorance, me fit lire les Marais de Glynn, qui évoquèrent à mes yeux avec une force extraordinaire les paysages tout nouveaux pour moi que je venais de traverser. Je les revoyais, je les admirais, je les comprenais mieux encore que la première fois, ces grands bois de chênes verts aux lianes échevelées dont le crépuscule d’émeraude rejoint une plage de sable précédant le marais. C’est là que l’inspiration est venue à Sidney Lanier, là sur « la plage grise, étincelante comme la ceinture même de l’aurore ». Son âme « tout le jour avait bu dans les nefs de la forêt l’âme du chêne », et maintenant, affermi contre les hommes, le poète ose aborder « la longueur, la largeur, la majestueuse courbe des immenses marais de Glynn ». Ils l’attirent, le fascinent ; je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin le choix des mots qui évoquent les visions de la nature et qui sont en eux-mêmes musique, couleur, parfums. Elle nous apparaît « sinueuse au sud, et sinueuse au nord, cette zone de sable qui relie la frange éblouissante du marais aux plis de la terre. » Les lignes se déroulent

  1. Voir la Revue du 15 juillet et du 1er août 1897 : Essais de littérature pathologique.