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oublie qu’à un grand poète l’intuition peut suffire. Si Poe n’eut pas, comme lui, le souci de la vérité exacte et scientifique, ni d’aucune vérité en somme, lui préférant en poésie, il l’a dit lui-même, le plaisir, du moins devinait-il ce qu’il ne savait pas, et la vie l’avait instruit mieux que les livres. Quelques années d’enfance passées en Angleterre avaient fait de lui un Anglais ; il s’était assimilé la France et l’Italie sans les avoir vues autrement que dans sa prodigieuse imagination ; c’est la richesse de l’imagination qui manque à Lanier ; voilà pourquoi il tient tant à l’acquis. Faute de ressources cependant, il dut s’arracher à ses études passionnément poursuivies, quitter le climat intellectuel qui lui réussissait, retourner en Géorgie ; là il se remit à tousser. On lui persuada que sa santé se trouverait bien de l’air du Texas, mais dans la ville à demi espagnole de San-Antonio il se sentit, après avoir esquissé un tableau coloré de l’endroit qui ressemblait si peu au foyer littéraire de ses rêves, plus malade que jamais. Pendant cet hiver de solitude il écrivait à sa femme :

« Ce serait à croire que mon esprit chante le chant du cygne avant sa dissolution. Toute la journée il a nagé si vite dans le vaste espace des profondeurs subtiles, inexprimables, poussé par les vents successifs d’une mélodie céleste ! L’essence même de tous les chants, chants d’oiseaux, chants d’amour, chants populaires, chants de l’âme, chants du corps, a soufflé sur moi en brusques rafales, comme l’haleine même de la passion… »

Sentant bien qu’il n’avait devant lui que de courtes années de grâce, Sidney Lanier résolut de se consacrer à ce qu’il adorait, la musique et la littérature. L’occasion se présentait pour lui d’entrer comme première flûte dans l’orchestre des fameux concerts Peabody à Baltimore[1]. Il écrivit alors à son père, qui insistait pour qu’il continuât à demeurer auprès de lui, cette pathétique supplication : « Mon cher père, pensez combien, vingt ans de suite, à travers la pauvreté, à travers la souffrance, à travers la fatigue et la maladie, à travers l’atmosphère antipathique d’un collège illusoire et d’une armée dénuée de tout, sans le moindre rapport avec le monde des lettres, malgré, dis-je, toutes ces circonstances déprimantes et mille autres que je pourrais énumérer, ces figures de la musique et de la poésie sont restées dans mon cœur si fermement que jamais je n’ai pu les bannir. Ne vous semble-t-il pas,

  1. On sait quelles admirables fondations fit en Amérique M. George Peabody pour le développement, en son pays, des sciences et des arts.