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Dis-moi, cher trèfle, puisque) mon âme est tienne, — Puisque je veux m’étudier tout le jour à faire de mes façons tes façons et ton usage le mien, — A chercher ton Dieu pour en faire mon Dieu, — A mourir à moi-même pour vivre en toi, — Voyons, cousin trèfle, vas-tu donc au marché avec tout ce rose et tout ce vert ? — A quoi bon tant de couleur et de grâce ? — Ne fusses-tu qu’un paquet de tiges brunes tavelées, — Les troupeaux inconsciens s’en nourriraient tout de même. C’est que tu es poète… Trois feuilles instruis-moi !


Et voilà que les champs qui se déroulent jusqu’à l’horizon, prennent un sens de parabole. Les tiges du trèfle, tout en couvrant l’espace, lui semblent avoir, au lieu de fleurs, de nobles têtes d’hommes à la face de poète, douce et pâle image des âmes de tous les temps qui ont servi le monde dans l’art : Dante, Keats, Chopin, Raphaël, Beethoven, Schubert, Shakspeare, Bach, Buddha, d’autres encore. Il les enveloppe humblement de ses bras. Mais qu’est-ce qui arrive ?… Rien que le cours des choses à figure de bœuf broutant sur le flanc de la montagne, le cours des choses qui veut avoir son herbe, que la terre soit ronde ou plate et qui a son herbe même si les empires s’écroulent, si les religions s’éteignent, — le bœuf placide et indifférent qui paît sur les montagnes, dans les vallées du temps. Et sa langue, comme une faucille, tranche la tête des poètes : Dante, Chopin, Shakspeare, il n’en fait qu’une bouchée. Puis il avance d’un pas dans les champs de l’avenir. C’est fini, les poètes ont joué leur rôle. Et c’est là tout, ce bœuf, après tant de travail, de pleurs, de sueurs sanglantes, après avoir brûlé, aimé, souffert ? — C’est tout. Dieu a ses desseins : ce pâturage est à lui et le marché de l’artiste c’est le cœur de l’homme, et le salaire de l’artiste c’est le peu de bien qu’il peut faire à l’homme. Pourquoi se tourmenter à chercher vainement les fins ? « La fin des fins se perd dans le commencement de Dieu. »

Ce bœuf, cours des choses qui broute le trèfle poète, est une imagination de panthéiste bien bizarre ; ce qui me semble intéressant, c’est que le panthéisme de Lanier soit aussi solidement doublé d’individualisme. Dispersé, perdu tout à l’heure dans les élémens extérieurs, il se retrouve tout à coup lui-même pour chanter l’Individualité en ayant soin de donner au mot le sens de responsabilité, contrairement à ceux qui veulent que le poète vibre à tous les vents.

L’art est redoutable parce qu’il est libre. — L’artiste tremble sur le plan