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On ne peut faire de la morale avec de l’immoralité. Or, il faut bien le dire, indépendamment de la partialité de ses agens et de la corruption des politiciens, l’Etat donne souvent, lui-même, aux hommes d’affaires de démoralisantes leçons. L’Etat d’ancien régime n’est pas le seul qui ait recours au Quia nominor leo ; l’Etat moderne ne s’en fait pas toujours faute, se permettant, au nom du peuple, ce que l’Etat d’ancien régime revendiquait au nom du prince. L’Etat, tout comme les financiers les plus justement décriés, abuse de sa force en face des faibles ou des simples. Il est enclin à ne se croire tenu par aucune convention. Pour peu qu’il découvre un moyen juridique de s’y soustraire, il est souvent le premier à ne pas exécuter ses engagemens ; il s’ingénie à revenir sur eux ; il les interprète en marchand le plus retors ; il donne l’exemple du mépris des contrats ; les avantages accordés par lui à ses contractais, il ne se fait pas scrupule de les leur contester et de les leur retirer après coup. Il se montre volontiers procédurier, chicanier, sans souci des droits d’autrui et de l’intérêt des tiers, et pour avoir plus facilement raison de ceux qui ont l’infortune d’avoir maille à partir avec lui, il enlève, autant qu’il peut, le jugement de ses différends avec les particuliers aux tribunaux ordinaires. Au besoin, il introduit dans les contrats des clauses équivoques et laisse tendre des pièges en son nom, témoin l’affaire des garanties d’intérêt aux chemins de fer ; garanties que l’Etat laissait inscrire sur les titres, tout en se réservant de les contester à son heure ; et quand il est condamné par ses propres tribunaux administratifs, au lieu de s’avouer vaincu, il compte sur l’avenir et sur son autorité pour se faire donner raison quand même. Le droit est peu de chose à ses yeux ; il a des raisonnemens de sophiste ; il emploie, tout à tour, selon le tempérament des hommes qui le représentent, la force ou la ruse, la violence ouverte ou les voies obliques. N’avons-nous pas entendu proclamer, à la Chambre, que l’Etat restait maître de rompre, à son gré, les conventions conclues avec lui ? Et les jacobins qui soutiennent ces belles maximes ne semblent même pas se douter de l’exemple qu’ils donnent[1].

  1. L’État, chez nous-mêmes, se montre parfois trop indulgent pour les pratiques de spoliation des villes et des départemens qui refusent de remplir leurs engagemens. Ainsi, dans l’affaire des chemins du Sud, ce qu’il y a eu peut-être de plus scandaleux a été la longue obstination du département du Var, se refusant à verser les subventions promises par lui à la Compagnie qui lui a construit des chemins de fer. Ailleurs, en Suisse, nous avons vu l’État, la confédération, dans sa loi sur la comptabilité des chemins de fer, violer les conventions conclues par elle avec les Compagnies. Il serait facile de signaler en Italie des exemples analogues. De pareilles violations de contrat ont beau, connue en Suisse, se faire couvrir par une loi et par un plébiscite sous forme de référendum, elles n’en portent pas moins une atteinte à la moralité publique.