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Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/407

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condition : fonder un système général d’opinions qui soient unanimement acceptées pour vraies, comme l’a été, par exemple, le système chrétien par toute l’Europe du moyen âge. Donc, ou le problème social n’a pas de solution, — et Comte ne s’arrête pas à cette hypothèse pessimiste, — ou la solution suppose d’abord l’établissement d’une philosophie nouvelle, qui emporte l’assentiment universel. Cette philosophie, Comte se croit destiné à la créer. C’est pourquoi il ne veut être, à ce moment, qu’un théoricien. « Je regarde, écrit-il en 1824, toutes les discussions sur les institutions comme de pures niaiseries fort oiseuses, jusqu’à ce que la réorganisation spirituelle de la société soit effectuée, ou du moins fort avancée. »

Ainsi, les troubles politiques et sociaux n’ont qu’une valeur de symptômes. Le mal est plus profond. Il vient de « l’anarchie morale et mentale », qui prévaut dans l’humanité civilisée. « Anarchie » n’est pas pris ici dans un sens large et symbolique. Ce mot veut dire, dans son sens le plus littéral, que l’humanité, au point de vue moral et intellectuel, n’est plus « gouvernée ». La fonction du « pouvoir spirituel » n’est pas remplie. Il n’y a plus de principes universellement reconnus pour vrais, et mis d’un commun accord au-dessus de la discussion. Tout a été atteint par la critique et ébranlé par le doute : foi religieuse, convictions philosophiques, principes de morale ; et la crise que subit la société politique n’a pas, au fond, d’autre cause. Cette crise ne peut que s’aggraver, tant que l’ « anarchie » n’aura pas fait place à un ordre spirituel nouveau.

Comment en est-on venu là ? L’histoire le fait aisément comprendre. Comte regarde la Révolution française comme le point d’aboutissement, — provisoire, — d’une longue évolution qui a rempli cinq siècles. Selon lui, dès le XIVe siècle, le régime du moyen âge commence à décliner. L’ensemble de ses institutions et de ses croyances entre dans une période de décomposition qui se poursuit avec une fatalité inéluctable. La Réforme, d’abord, porte un coup mortel à la communauté européenne, dont elle rompt l’unité religieuse. Quand elle nie l’autorité du Pape en matière de foi, elle proclame déjà la révolution dans l’Eglise. La phase déiste est venue ensuite. Une « religion naturelle », sous couleur d’établir l’existence de Dieu et la Providence par les seules forces de la raison, a substitué aux croyances religieuses une pâle et incertaine métaphysique. Et au XVIIIe siècle, l’esprit critique,