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de Maistre se révèle presque à chaque pas dans l’œuvre de Comte. Comme de Maistre, il pense que la philosophie du XVIIIe siècle, toute négative, a su admirablement démolir, mais a été impuissante à reconstruire. Comme de Maistre, il croit que les encyclopédistes et leurs amis ont dû leur succès bien plutôt à la faveur des circonstances qu’à la force de leur doctrine, et que leurs adversaires de la contre-révolution ont sur eux une supériorité logique incontestable. Comme de Maistre encore, il est persuadé que l’ordre social n’exige pas moins un pouvoir spirituel qu’un pouvoir temporel, et que le régime du moyen âge a été « un chef-d’œuvre de la sagesse politique », précisément parce que les deux pouvoirs y étaient distincts, grâce à l’hégémonie spirituelle des papes. Comme de Maistre enfin, il fait dépendre le salut de l’humanité, dans l’avenir, de son retour à l’unité de foi.

Ainsi, Comte s’inspire à la fois de Condorcet et de Joseph de Maistre. Il procède également du savant idéologue à qui aboutit l’effort philosophique du XVIIIe siècle, et du fougueux traditionaliste, pour qui ce même siècle est l’époque abhorrée de l’erreur et de la perversion morale. Comte entreprendra, non pas de les concilier : comment concilier ce qui s’exclut ? mais de fonder une doctrine plus compréhensive, où il réunira ce qu’il a reçu de tous deux. Telle lui apparaît à lui-même sa propre lâche. Il l’entreprend avec confiance, car il se croit en mesure d’éviter les erreurs où ses prédécesseurs ont dû tomber. Condorcet a eu l’idée nette d’une science sociale : cela ne l’a pas empêché de méconnaître la marche réelle de l’esprit humain, et de n’apprécier justement que son siècle, aux dépens de toutes les époques précédentes. De Maistre, à son tour, non moins prévenu, quoique pour d’autres raisons, manque également de l’intelligence de l’histoire. Pour restaurer l’humanité, et pour la rétablir en l’état où elle était au XIIIe siècle, il va jusqu’à l’absurde. Il prétend ne tenir aucun compte de la marche de la civilisation et du développement des sciences. Condorcet, qui a mis en lumière l’idée de progrès, n’a rien compris au moyen âge. De Maistre, qui a si bien vu l’excellence du moyen âge, nie le fait éclatant du progrès.

Tous deux sont excusables, parce qu’ils prenaient part à la lutte. Dans la chaleur du combat, ils ont été partiellement aveuglés. Comte, qui voit les choses de plus loin, les voit aussi de plus haut, en pur théoricien. Il dispose surtout d’un instrument que ni Condorcet, ni de Maistre ne possédaient : il va appliquer la méthode