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pas les objets eux-mêmes, mais quelque forme émanée des objets, invisible aux yeux éveillés, visible à l’esprit, en tout cas vraiment réelle, vraiment indépendante de nous. — Cette opinion concorderait avec une invention dont on commence à parler en certains milieux : la photographie des rêves ; — elle nous rapprocherait des spirites et des « occultistes », dont il est prudent peut-être de ne pas rire trop légèrement, puisque des hommes comme William Crookes et Russel Wallace affirment, après des expériences méthodiques, les phénomènes étranges du « psychisme »[1] ; — enfin, ce qui est digne de remarque, elle nous ramènerait à une théorie fort curieuse du vieil Epicure : la théorie de la Phantastikè epibolè tes dianoias. Epicure, soutenant que la sensation est vraie, toujours vraie, se heurte naturellement aux objections éternelles, erreurs des sens, sensations imaginaires, et surtout sensations du rêve. Il se tire de la difficulté avec une franchise et une crânerie admirables. D’après lui, ces objections ne portent pas, pour l’excellente raison que la sensation, même dans ces cas extrêmes, est vraie. Quand une tour carrée, de loin, paraît ronde, c’est qu’elle est devenue, en quelque sorte, réellement ronde en traversant l’espace : les atomes émanés d’elle ont changé en chemin leurs combinaisons et forment, en arrivant à nous, une tour ronde. — Dans la rêverie, les sensations et les images sont encore vraies : si j’imagine un objet absent, c’est que les atomes émanés de cet objet sont réellement auprès de moi. Les visions mêmes de la folie sont de ce genre. — Enfin le rêve est vrai ; si je rêve, la nuit, d’un arbre ou d’une fleur, c’est que des atomes d’arbres et des atomes de fleurs sont réellement en contact avec moi. — Jamais la sensation ne ment ; elle nous apprend toujours que nous sommes en présence d’une réalité extérieure, c’est-à-dire indépendante de nous. — Cette doctrine très originale et, au premier abord, il faut en convenir, fort paradoxale est la réponse la plus nette et la plus hardie qu’on ait jamais faite à l’objection sceptique du rêve.

Il est clair que nous ne pouvons adopter définitivement aucune de ces théories réalistes du rêve. Nous ne pensons pas qu’aucune soit l’expression parfaite de la vérité. Elles heurtent le bon sens, ce qui est toujours mauvais signe.

Il ne faut pas médire du bon sens. Autant il est hasardeux de

  1. Lire le livre saisissant de W. Crookes, Recherches sur les phénomènes du spiritualisme.