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mais de beaucoup de bassesse d’âme. Il a bien su qu’il y a des choses qu’on ne doit pas décrire, des scènes qu’on ne doit pas nous mettre sous les yeux, des mots qu’on ne doit pas employer, à moins d’avoir renoncé au respect de soi-même et au sentiment de sa dignité d’homme. Il ne se ose pas, lui romancier et fantaisiste, en docteur ès sciences sociales. Il ne prétend pas que des fictions conçues uniquement en vue de divertir le lecteur, contiennent en outre le plus haut enseignement. Il ne partage pas les visées ambitieuses des écrivains qui l’ont, un peu malgré lui, embrigadé. Il subit leur influence, parce qu’elle est alors l’influence dominante, qu’il la trouve répandue autour de lui, et qu’il la respire avec l’air de son temps. Au choix de ses sujets, à ses procédés de travail, aux artifices de son style, on reconnaît un disciple de Flaubert, un ami des Goncourt et de M. Zola. Mais il ne s’est guère soucié ni de leurs formules, ni d’aucune théorie. A vrai dire, il est aussi peu que possible un écrivain à idées ; il est très peu un écrivain de volonté et de réflexion ; c’est un artiste d’instinct, s’abandonnant à l’impulsion de son tempérament, suivant la pente de ses goûts, et réalisant à mesure dans une œuvre complexe, souple et gracieuse, ses qualités naturelles.

Ce sont des qualités charmantes. Daudet a d’abord la gaieté : j’entends cette gaieté d’une âme légère, mobile, qui se pose, sans y peser, sur toutes choses et traverse mille demeures sans qu’aucune puisse la retenir ; la gaieté du voyageur, qui part en chantant, s’amuse des hasards de la route, en met à profit les incidens et les contretemps eux-mêmes, heureux de noter tous les détails du chemin, d’en découvrir les coins pittoresques, prêt à jouir de toutes les rencontres. La face du monde est si changeante, et la vie si pleine d’imprévu, d’absurdité et de folie ! Il n’y a qu’à ouvrir les yeux et à regarder ; ceux qui s’ennuient ici-bas c’est qu’ils ne savent pas voir, ou c’est que l’ennui, venu d’eux-mêmes et du fond de leur être, s’étend comme un voile grisâtre sur la nature aux mille couleurs. Ce qui amuse surtout et qui fait sourire ce sont les variétés sans nombre de la grimace humaine. Entre le langage et les actes, entre les prétentions et la valeur réelle, entre le rôle que joue l’acteur et les sentimens de l’homme, il y a un tel désaccord, que ceux qui s’en sont une fois avisés se plaisent désormais à goûter la saveur délicieuse du contraste. Un certain tour d’ironie est la disposition la plus propice pour les spectateurs de l’éternelle comédie. Cette ironie n’est pas nécessairement méchante : elle est signe de la vivacité de l’esprit, non de la sécheresse du cœur. Daudet est un tendre. U l’est par complexion de nature ; il l’est