Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

barreau, à la consultation du charlatan qui a la vogue, à l’atelier d’une artiste en renom, à l’atelier d’un photographe sans cliens, aux bureaux d’une agence sans capitaux, à une séance de la Chambre, à une première représentation. Ce sont des tableaux de vie mondaine alternant avec des tableaux de vie intime, et des visions de mort se croisant avec des visions de fêtes. Bien vite Daudet a limité son horizon aux barrières de Paris, se contentant de jeter par-dessus ses murs des regards, de longs regards nostalgiques vers la Provence natale. Mais Paris n’est qu’une expression géographique, et il enferme dans un seul Paris tant de Paris étonnés de s’y rencontrer ! Il y a le Paris des quartiers commerçans, vivant, mouvant, bourdonnant d’une activité de ruche, le Paris humide et silencieux de l’île Saint-Louis, et le Paris coquet, pimpant, fringant, luxueux d’un luxe tout battant neuf, dans ce qu’on appelle les beaux quartiers ; et, s’accrochant aux côtés du Paris qu’on voit, il y en a un autre, bien plus amusant, réservé à la curiosité des initiés, pays d’universelle brocante, avec des détours, des recoins et des dessous machinés comme ceux d’un théâtre. Jack nous faisait pénétrer dans ce monde de la basse bohème où pullule un peuple famélique, artistes manques, faux poètes, professeurs sans élèves, médecins sans cliens, avocats sans causes, inventeurs aux abois, panurges sans gaieté. Les Rois en exil nous révèlent une autre bohème qui n’est guère moins lamentable : celle des souverains sans couronne, des princes sans sujets, des grands seigneurs sans dignité. Fromont jeune et Risler aîné s’encadre dans la vie d’une fabrique, Numa Roumestan dans le décor du monde politique. Dans l’Évangéliste et dans Sapho, le romancier, abandonnant son système de composition en ordre dispersé, s’essaie à une manière nouvelle, d’un dessin plus serré, d’un caractère plus intime. Hélas ! Avec l’Immortel la décadence a déjà commencé : la fin se hâte. — Parmi ces personnages que Daudet met en scène, les uns ont vécu et joué un rôle au premier rang sur la scène du monde ; d’autres se sont mêlés à la foule obscure où le romancier les a rencontrés ; d’autres n’ont existé que dans son imagination. Pour les faire manœuvrer et prendre part à une action commune, il invente des intrigues ingénieuses. Il est fertile en ressources ; il a des trouvailles spirituelles et parfois, à force de sincérité, il rencontre le pathétique. Cela fait une œuvre infiniment séduisante, d’où l’on sort amusé, remué, sans se sentir entièrement satisfait et dont on s’étonne que l’impression dernière soit comme décevante. C’est une construction d’une architecture élégante, finement dentelée, égayée d’arabesques, mais qui vue d’ensemble paraît frêle. Ce monde est vivant, grouillant ; sans qu’il