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M. Duruy, malgré sa fermeté d’âme, n’affectait pas cette stoïque indifférence. Et peut-être aussi, en parlant ainsi, l’auteur de l’Esprit des lois n’avait-il jamais éprouvé, ni même pressenti, rien de pareil aux malheurs qui vinrent fondre sur la France pendant l’année 1870. A la douleur qui lui fut commune avec tous les Français, se joignit, pour M. Duruy, le regret d’avoir prévu, sans pouvoir les conjurer, l’imminence et la gravité du péril. Non que, dans le Conseil où il avait siégé, les questions de politique extérieure eussent été jamais sérieusement débattues. L’Empereur ne confiait à personne ses desseins, ou plutôt ses rêves, pas même à ceux, on le sait, qu’il associait à leur exécution : aussi la pente fatale suivie par la politique française, à partir de la guerre d’Italie, put échapper pendant longtemps aux yeux de M. Duruy ; mais il les ouvrit avec effroi, le lendemain de la victoire des Prussiens à Sadowa. La conséquence de cette journée apparut à l’instant à son imagination éclairée de tous les souvenirs de notre histoire. Il comprit tout de suite que souffrir, sur une frontière mal défendue par la nature, une agglomération unie et armée de plus de quarante millions d’hommes (quelque nom qu’elle portât, Autriche ou Prusse), c’était livrer au hasard d’un combat ce qui avait été l’âme, le but, et le fruit de tous les efforts de courage et de génie de la France pendant huit siècles de monarchie. Il adressa à l’Empereur une lettre dont il montrait volontiers la minute et où il le conjurait d’envoyer cinquante mille hommes sur le Rhin pour préserver l’héritage d’Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV : « Nous sommes, lui disait-il, en présence d’un État jeune, ambitieux, qui ne sera sûr de garder ce qu’il tient et de prendre ce qu’il désire qu’après avoir humilié la France comme il a humilié l’Autriche... Pour une époque rapprochée, la guerre est inévitable : non que je prétende que les Prussiens attaqueront Strasbourg ou Metz, mais leur remuante ambition les jettera dans quelque entreprise où ils nous auront nécessairement devant eux. »

C’était parler en politique. Quand le jour de l’épreuve fut venu, il aurait voulu agir en soldat. Son âge ne lui permettait pas de suivre dans l’armée active son fils, parti l’un des premiers, ce généreux Albert Duruy, dont le talent naissant était alors l’objet d’espérances qui ne sont plus aujourd’hui que des regrets. Tout au moins voulut-il prendre rang dans la garde nationale, et on le vit, à plus de soixante ans, faire son service jusqu’au dernier jour