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que tous les amis de la justice et de la liberté comptaient sur lui pour défendre leurs droits devant ce tribunal élevé contre les préventions d’un esprit sectaire.

M. Duruy dut quitter le ministère en juillet 1869, lorsque, à la suite de nouvelles élections législatives, un cabinet fut constitué dont l’existence passagère était destinée à marquer le pas dans la marche que devait suivre l’Empire pour entrer dans les voies libérales et constitutionnelles. Il n’y avait pas, à première vue, de raison pour l’écarter d’une combinaison qui n’avait rien de contraire à ses tendances naturelles ; aussi l’Empereur, en demandant la démission de tous ses collègues, semblait-il avoir fait exception pour lui, car il ne lui avait fait aucune invitation semblable. Il est probable que les membres appelés à former le nouveau ministère, avertis des difficultés très graves qui les attendaient, ne voulurent pas en accroître le nombre en prenant à leur compte l’opposition que M. Duruy s’était attirée de la part du haut clergé, dont l’influence pouvait se faire sentir dans l’entourage de l’Impératrice et dans une fraction modérée du Corps législatif. Toujours est-il qu’à peine arrivé dans sa maison de campagne de Villeneuve-Saint-Georges, où il comptait se reposer quelques jours, il reçut de l’Empereur, sans aucun avertissement préalable, une lettre pleine d’assurances d’amitié et de regrets, mais qui lui faisait savoir qu’il était contraint de renoncer à ses services. L’écriture de la missive impériale était illisible au point qu’il dut appeler ses secrétaires à son aide pour déchiffrer le nom de son successeur. Quand il le connut (c’était un nom honorable, mais dépourvu d’éclat), il le répéta à plusieurs reprises, sur des tons différens, avec une surprise mêlée de contrariété ; car ce n’était pas le continuateur qu’il aurait choisi pour prendre la suite des nombreuses entreprises qu’il laissait inachevées. Cette impression dura peu. Dès le lendemain, en entrant dans son cabinet, on le trouva assis devant son bureau, au milieu d’une liasse de papiers qu’il venait de tirer d’une armoire où ils avaient été relégués pendant six ans : c’était l’ébauche manuscrite d’un des volumes de l’Histoire des Romains, et l’ensemble des notes et des documens réunis pour les compléter. Il ne songeait déjà plus qu’au travail.

Malheureusement, il ne lui fut pas donné de s’y concentrer longtemps. Je crois que c’est Montesquieu qui a dit qu’il n’est point de chagrin qu’une heure de travail ne lui eût fait oublier.