La question pouvait lui être posée de deux manières différentes. On pouvait lui demander sur quels documens il s’appuyait pour imputer aux chrétiens vivant sous l’empire cet abandon de tous les devoirs civiques et militaires, et comme nous dirions aujourd’hui, cette émigration à l’intérieur, qui aurait, non seulement facilité, mais appelé et reçu avec complaisance la venue des Barbares. Puis, en admettant, comme il faut bien le faire en une certaine mesure, qu’un malentendu cruel empêchât la foi nouvelle et le vieil empire de s’unir dans une défense commune, il y aurait lieu d’examiner si cette incompatibilité d’humeur ne doit pas être expliquée par de tout autres motifs que ceux qu’il allègue.
Sur le premier point, il semble que M. Duruy, s’écartant cette fois des égards qu’il témoigne en général aux scrupules de ses lecteurs, n’ait pas voulu tenir compte des objections qu’il devait prévoir, tant il a pris peu de peine pour les prévenir. Pour accuser cependant l’Église chrétienne, cette mère commune de toutes nos sociétés modernes, d’avoir fait défaut, dans un jour néfaste, à la cause de la civilisation et de l’humanité, il faudrait apporter des faits et des textes, et il les faudrait nombreux et précis. On les cherche sans les trouver dans les sept volumes de M. Duruy. Des textes, il n’y en a point d’autres que quelques phrases éparses d’écrivains inconnus, comme Hermias ou Commodianus, ou bien les invectives outrées d’un orateur assurément très puissant, mais que l’excès même et l’amertume de son zèle ont fait sortir de l’Église et qui a fini par l’hérésie, Tertullien. Mais des grandes apologies du second siècle, de Justin, d’Athanase ou de Méliton de Sardes dont le ton est à la fois conciliant et digne et où des victimes marchant au martyre prennent leurs bourreaux à témoin de leur fidélité aux institutions de la patrie, à peine s’il est fait mention. De faits, il y en a moins encore que de textes. Pas un seul exemple n’est cité de cette insouciance coupable reprochée aux chrétiens en face des malheurs publics, et ce sont leurs persécuteurs mêmes qui témoignent en leur faveur. Nous avons conservé les actes de ces comédies judiciaires, où il n’est sorte de crimes, complots, meurtres, rébellions, sortilèges, infâmes débauches, qu’on n’impute aux accusés ; il n’y a qu’un seul genre de reproches qui ne leur soit jamais fait, c’est ce qui ressemblerait aux faits que M. Duruy met à leur charge. On ne les poursuit ni pour s’être dérobés aux charges municipales, devenues pourtant si onéreuses que les pénalités les plus sévères étaient nécessaires