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mais à comprendre et à expliquer la rigueur croissante des persécutions qu’ils ont subies. L’irritation populaire était, suivant lui, constamment excitée contre ces citoyens, qui vivaient, dit-il, en étrangers au sein de la patrie, « sans souci d’elle et de sa fortune », et une méfiance que rien ne venait dissiper inspirait à des princes, d’ailleurs dignes du trône, mais chez qui la raison d’État faisait taire tous les scrupules, la résolution d’extirper du corps social, « un mal intérieur qui le minait. » L’accusation est donc assez claire, c’est le christianisme qui a, sinon perdu l’empire, au moins l’a laissé périr, faute d’avoir pris souci de le défendre. Ce jugement, on le sait, quand il fut connu, excita quelque surprise, et l’éloquent prélat qui reçut M. Duruy à l’Académie française lui fit part à lui-même de cette impression, tout en lui rendant de grand cœur l’hommage dû à tous ses mérites. On a peine, en effet, à reconnaître les premiers disciples de Jésus sous les traits d’une secte tout à la fois ascétique et béate, absorbée dans une contemplation égoïste, et n’élevant ses regards vers le ciel que pour se dispenser de faire attention et de porter secours aux maux et aux souffrances de la terre. Comment concilier ce portrait maussade avec des passages d’autres écrits, où M. Duruy avait traité de la foi chrétienne avec une touche plus fine et en appréciant avec plus d’équité son action sociale ? Ceux en particulier qui gardaient en mémoire la thèse si remarquable dont j’ai parlé n’oubliaient pas l’éloquente péroraison qui la termine et où le jeune docteur, rappelant que Jésus était contemporain de Tibère, peignait le divin maître étendant ses bras du haut de la croix sur l’humanité tout entière, afin, disait-il, que, le jour où périssait la liberté de la cité, la liberté de l’âme fût rendue à tous les hommes (Christus cruci affixus universum terrarum orbem amplexus erat, ut, quum periret libertas civium, animorum libertatem inter homines restitueret)[1].

Comment expliquer, comment faire concorder deux jugemens en apparence si différens ? Comment la même doctrine aurait-elle pu à la fois assurer à l’humanité un large avenir de liberté et d’honneur, et pourtant causer la ruine de toute une société civilisée en livrant le monde pour des siècles à la domination barbare ? C’est l’un des points que j’ai indiqués, sur lesquels M. Duruy trouvait bon qu’on discutât avec lui, et souffrait même qu’on ne se laissât pas convaincre.

  1. Thèse De Tiberio imperatore.