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réflexion pacifique. « Nos amis, relit-on sans cesse dans ces journaux, sont priés d’exiger, chez les débitans, des bouteilles à la marque de la ferrerie ouvrière. » Ainsi, chaque ouvrier, quand il va chez le marchand de vins, doit vérifier, avant de boire, si la bouteille porte la marque albigeoise. Si on l’y voit, on peut boire. Si on ne l’y voit pas, on doit aller boire ailleurs. On ne doit même pas boire du tout, si on ne la rencontre nulle part ! On ne prend plus, de cette façon, une absinthe ou un « demi-setier » sans les prendre pour la « cause ». Autant de buveurs, autant de missionnaires ! Est-ce bien ingénieux ? Il faudrait, pour cela, supposer chez les travailleurs plus de prosélytisme que de soif. Or, la soif, chez beaucoup, n’est-elle pas supérieure, ou tout au moins égale au prosélytisme ? Mais admettons même les ouvriers altérés seulement de propagande, et les débitans n’en resteront pas moins une assez petite clientèle. Un marchand de vins, dans une grande ville, verse d’innombrables verres, mais toujours de la même bouteille, qu’il vide et remplit continuellement. La bouteille, d’autre part, est également d’un usage nul dans les ménages pauvres. Qu’on y tire au tonneau la boisson de la journée, ou qu’on l’achète chez le débitant, on a toujours aussi les mêmes litres, et le seul et sérieux consommateur de bouteilles, c’est le riche, le « bourgeois », l’aristocrate qui a « une cave », et surtout le marchand de grands vins, le grand liquoriste, le grand restaurateur. Quelle propagande la Verrerie ouvrière peut-elle bien compter exercer sur ceux-là, par les consommateurs que ses journaux appellent « nos amis » ? Mais l’esprit de combat, comme toujours, égare encore ici les verriers d’Albi, et leur fait chercher une clientèle de combat, dans un commerce où ne se trouvent que des cliens qui ne demandent pas à combattre. On n’achète pas cinq millions de bouteilles par an par dévouement politique !

Deux fours, cependant, sont en marche dans la Verrerie. Les gamins cueillent le verre, les grands garçons le parent, et les souffleurs le gonflent d’un vigoureux souffle. J’ai même vu un administrateur, un petit homme à grand nez, vif et gesticulant, souffler au milieu des autres, et souffler en maître-souffleur. Tout nu dans sa longue chemise, inondé de sueur, une petite calotte sur l’oreille, il faisait un furieux travail. Toutes les trente ou quarante secondes, une bouteille lui sortait de la bouche, et les autres, autour de lui, paraient et soufflaient aussi, comme dans l’entraînement d’un orchestre. Mais la vie et le mouvement se localisaient