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sur le point de se brouiller. C’était en 1866, au lendemain des éclatantes victoires prussiennes. Treitschke eut le chagrin d’apprendre que, le 3 juillet, son frère Rainer, lieutenant dans l’armée saxonne alliée à l’armée autrichienne, avait été grièvement blessé près de Problus ; le bruit de sa mort avait couru. Quoique Treitschke fût très attaché à son frère, il écrivait à la mère d’un de ses amis : « Vous me trouverez inhumain ; mais il n’y a pas de chagrin qui tienne, je me réjouis d’avoir vu ces grandes journées. C’est un État glorieux auquel j’appartiens désormais, et toutes les jalousies de l’étranger n’empêcheront pas que des temps meilleurs ne commencent pour nous. » Peu après, il publiait un violent factum, où il se répandait en outrages contre la maison royale de Saxe ; il la marquait d’un fer chaud, il énumérait tous les méfaits, tous les crimes dont, selon lui, elle s’était rendue coupable envers l’Allemagne ; il invitait la Prusse à la déposséder, à s’annexer ses États, à rayer Dresde de la liste des capitales, il proclamait la déchéance de cette maison souveraine, qu’il déclarait indigne de régner. Il prouvait une fois encore qu’il n’était pas toujours prophète et que son patriotisme exalté faisait bon marché de toutes les considérations de famille.

Le général de Treitschke ne put digérer cette injure. Il fit paraître une déclaration portant « qu’il n’avait pu lire sans une profonde douleur mêlée d’indignation les invectives de son fils aîné contre la chère maison de ses rois. » Il semblait qu’on fût à jamais désuni, qu’aucun rapprochement ne fût possible. Treitschke allégua de nouveau qu’il avait obéi à sa conscience, qu’il avait cru remplir un devoir sacré, et son père se laissa fléchir, pardonna une fois encore. Quelques mois plus tard il mourait, après avoir constaté avec joie que M. de Bismarck, moins féroce et plus politique que son fils, avait laissé vivre son roi. Au moment de s’aliter, il avait écrit dans son journal : « Nous avons un Dieu qui secourt et un Seigneur qui rachète de la mort. » Quoiqu’il eût le cerveau étroit et beaucoup de préjugés, ce vieux soldat était une figure. Il aimait à dire qu’il était redevable de la haute situation qu’il occupait à son étoile, à la confiance de son souverain et aussi à la circonspection de sa conduite, à la sévère discipline qu’il s’était toujours imposée. Cet homme si réglé et si modeste, pour qui la première des vertus était d’observer la consigne, joignait à l’exactitude dans l’obéissance une rare bénignité, une douceur d’âme, qui le rendait auguste et touchant, et si cet échantillon peut nous servir à juger de la pièce, il faut avouer que la vieille Allemagne et surtout la vieille Saxe avaient du bon.