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de sa vaine épée et d’alexandrins peut-être superflus les spectres du Mensonge, de la Lâcheté, des « Compromis », des Préjugés et de la Sottise, en bon révolté romantique selon Hugo ou Richepin ; — amoureux manqué, et qui n’a pu aimer que par procuration, et qui n’a pas été aimé ; poète incomplet, et que Molière commence à piller sans façon ; heureux quand même d’avoir si noblement rêvé, d’avoir protesté par la seule splendeur de son âme contre une laideur et une destinée injurieuses, et d’emporter intact, dans la mort, « son panache »...

Cette aventure de Cyrano et de Christian, avec la conception qu’elle implique de l’amour (essentiellement considéré comme le culte de la perfection), avec ces fiertés, ces scrupules inventifs, cette puissance d’élégante immolation... je ne sais vraiment si l’on trouverait une fable égale à cela dans tout le théâtre antérieur à Racine, Ni l’Alidor de la Place Royale, ni Pertharite, ni Pulchérie, ni l’Attale de Nicomède, ni Eurydice ou Suréna, ni Timocrate, ne dépassent Cyrano et Christian, soit en subtilité, soit en délicatesse, soit en héroïsme sentimental. C’est comme si la littérature précieuse nous donnait enfin, au bout de deux cent cinquante ans, sa vraie comédie. Je n’y vois à comparer, pour son adorable idéalisme, que la Carmosine d’Alfred de Musset.

Ainsi, pour résumer tout ce que j’ai indiqué, si l’on parcourt la série des formes de sentiment et d’art dont M. Edmond Rostand s’est harmonieusement ressouvenu, on verra que cela va du roman d’Honoré d’Urfé et des premières comédies de Corneille au Capitaine Fracasse et à la Florise de Banville, en passant par l’hôtel de Rambouillet, par Scarron et les burlesques, — par Regnard même, un peu, si l’on regarde le style, et, si l’on fait attention à la grâce romanesque des sentimens, par le Prince travesti de Marivaux, — et enfin par la Métromanie, par le quatrième acte de Ruy Blas, par Tragaldabas lui-même, et par les romans de Dumas l’ancien. Si bien que Cyrano de Bergerac, loin d’être un renouvellement, est plutôt une récapitulation, ou, si vous préférez, est comme la floraison suprême d’une branche d’art tricentenaire.

Tout cela, est-il besoin d’y insister ? sans nul soupçon d’imitation directe. Aux formes et aux inventions innombrables qu’il se remémorait sans y tâcher, M. Rostand a ajouté quelque chose : son esprit et son cœur qui sont des plus ingénieux et des plus frémissans entre ceux d’aujourd’hui, et ce que trois siècles de littérature et de vie sociale ont déposé en nous d’intelligence et de sensibilité. Car, pour peu que nous ayons du génie, il nous est loisible de réaliser les rêves de