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Enfin, il existait contre l’Empire un argument tout personnel, un argument d’honneur. Pendant les trois années de sa présidence, le Prince n’avait cessé d’affirmer son dévouement à la République ; il avait donné pour but à son coup d’État « de la maintenir contre ceux qui voulaient la renverser ». Et il la renverserait lui-même ! Après avoir manqué une première fois à sa parole, par nécessité, il y manquerait encore, sans nécessité, à quelques mois de distance. N’était-ce pas rétroactivement jeter la suspicion sur son langage présidentiel et donner dans l’avenir le droit de n’attacher aucune importance à ses promesses ?


VIII

Ainsi sans nul doute lui eussent parlé les perspicaces Joseph et Lucien, s’ils eussent vécu, et le prince Napoléon, si sa malencontreuse opposition au coup d’État ne lui eût enlevé tout crédit ; ainsi lui parla son vieil ami, le loyal et clairvoyant Vieillard.

Mais ainsi ne pouvaient penser les ambitieux, les effarés, les intrigans groupés autour du neveu de l’Empereur dans l’attente de la curée. Qu’il fût grand, c’était le moindre de leurs soucis ; qu’il ne compromît pas son honneur devant la postérité, ils n’y pensaient guère ; il fallait qu’il les fît riches, puissans ; les uns rêvaient d’un habit rouge avec une clef dans le dos, d’autres d’être grand écuyer, grand veneur ; chacun se taillait un pourpoint dans la pourpre impériale.

Le Conservons la République les avait consternés et ils ne le dissimulèrent pas. « À quand la grande pièce ? » demandait Falloux à Persigny, dont il était resté l’ami. — « Ah ! oui, l’Empire, dit Persigny. Eh bien, pour vous dire la simple vérité, vous ne savez pas ce qui retarde l’Empire ? C’est l’Empereur, et l’Empereur tout seul. Un vertige de timidité l’a saisi après le 2 décembre. Il prend ses dix années au sérieux, et, sans vouloir les mener jusqu’au bout, il ne pense pas encore qu’il soit temps d’en sortir. Tous ceux qui l’entourent lui disent le contraire. Morny et moi, qui sommes rarement du même avis, sommes parfaitement d’accord là-dessus ; nous soutenons que l’Empire ressort naturellement du plébiscite, des élections et des vœux de la France ! Nous ne l’avons pas encore convaincu, mais nous ne nous découragerons pas, — Il va bientôt faire un voyage à travers la France, je le ferai assourdir de tels cris de : Vive l’Empereur ! qu’il lui faudra bien se rendre. »