Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/872

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’insurrection d’Espagne, en revanche, excite ses plus ardens transports : « Je suis folle de l’Espagne et des Espagnols », s’écrie-t-elle ; et « si elle avait dix-huit ans », aucune puissance humaine ne la retiendrait de « voler vers ce peuple généreux », d’encourager de sa présence ses efforts héroïques. Mais cette admiration est dénuée d’espérance ; la longue habitude des revers l’a rendue incrédule au succès. L’Espagne, prévoit-elle, après une lutte vaillante, devra succomber tôt ou tard ; « la force gigantesque de l’usurpateur » triomphera finalement de toutes les résistances, et tout se terminera « par un agrandissement nouveau de sa monstrueuse puissance. » Elle l’aperçoit déjà, dans une sombre vision, maître et souverain absolu de toutes les nations civilisées, « s’établissant à Rome comme Empereur d’Occident », partageant entre ses lieutenans les lambeaux de l’Europe. Le désastre même de Moscou ne relève point les esprits de cette nouvelle Cassandre ; elle n’y voit que « l’effet d’un climat rigoureux » ; le retour de la belle saison ramènera sans doute la victoire sous les drapeaux du despote. Et quand il faut enfin se rendre à l’évidence, quand la chute du colosse, le retour des Bourbons, les acclamations de Paris sur le passage de Louis XVIII, infligent à ses prévisions un démenti formel, elle reste encore incertaine, hoche la tête avec doute, s’inquiète de la durée d’un revirement si brusque. Peut-être y croirait-elle, « si la seule voix publique eût rappelé les Bourbons en France, si, si, si... ; » mais « la Charte constitutionnelle présentée comme condition et acceptée, Bonaparte dédommagé et récompensé de ses crimes, les principaux auteurs de la chute de la religion et du trône voulant bien recevoir le roi de France, s’il consent à être sous leur tutelle..., » tout cela ne saurait présager à ses yeux « une stable tranquillité ; » et, « malgré les amours populaires du moment », elle est « sur les épines ». Aussi, en dépit des instances, ne se hâte-t-elle nullement de « faire ses paquets pour rentrer en France ». C’est seulement au mois d’août que, sur la demande pressante du prince de Condé, elle se décide à regagner une patrie où, depuis vingt-cinq ans, « tout, jusqu’à l’argent, est devenu nouveau » pour elle. Au moins met-elle à son retour cette condition expresse qu’on lui évitera l’ennui d’une réception officielle ; et, pour plus de sûreté, elle fera son voyage sous un nom supposé, car, écrit-elle à son frère, « j’aurais une trop grande frayeur que quelque autorité constituée ne s’imaginât de me haranguer ; pour mille raisons, je crois que j’en mourrais ! »