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par La Gervaisais avec une si étonnante précision s’accomplissaient en tout point. « De clocher en clocher », l’aigle volait d’un bout de la France à l’autre ; Louis XVIII et le prince de Condé fuyaient précipitamment par la route de Belgique ; le duc de Bourbon, parti pour la Vendée, s’y épuisait en vains efforts pour provoquer, chez des populations inertes, un mouvement royaliste ; et Mlle de Condé, oubliée dans sa demeure solitaire, écoutait avec effroi les cent coups de canon annonçant aux habitans de Paris « l’entrée publique du monstre ».

Voici, d’après son propre témoignage[1], ce qui s’était passé : dans la nuit du 19 au 20 mars, à trois heures du matin, un exprès la réveille, envoyé par M. de Blacas ; il annonce le départ inopiné du roi, engage la princesse Louise à suivre cet exemple, et lui remet, pour aider son voyage, un bon de 100 000 francs sur la liste civile. Surprise et anxieuse, elle attend le lever du jour ; puis elle envoie dès l’aube toucher le bon du roi, et retenir du même coup des chevaux à la poste. Le messager tarde à revenir ; plusieurs heures s’écoulent dans la fièvre ; enfin arrive la réponse : la liste civile refuse de rien payer, la poste a reçu la défense de fournir des chevaux à quiconque, sans l’autorisation expresse de S. M. l’Empereur. « Un coup de foudre, dit-elle, ne m’eût pas plus atterrée. Me voilà donc prisonnière dans Paris ! » La rue de Babylone, « habitée seulement par de mauvais soldats », le petit pavillon « signalé par deux guérites vides », l’incertitude des dispositions du nouveau gouvernement à l’égard des membres de la famille royale, toutes ces causes d’inquiétude s’offrent à son esprit, la bouleversent, la déterminent à fuir sans retard un logis où elle ne se sent plus en sûreté. Elle se glisse dans un fiacre, avec ses deux compagnes, et se rend secrètement chez une ancienne femme de chambre, dont le dévouement lui est connu, et qui consent à la cacher. Là, ignorée de tous, elle assiste au triomphe de son redoutable ennemi, contemple « la stupeur et la consternation des uns », la joie délirante de « la vile canaille », entend sous ses fenêtres les clameurs populaires qui mêlent aux cris de « vive l’Empereur ! » des refrains menaçans contre les émigrés et les aristocrates, respire dans l’air de Paris une odeur de Révolution et de jacobinisme. Le sort du duc d’Enghien surgit dans sa mémoire ; elle se voit déjà « prise comme

  1. Lettres des 1er  et 13 avril 1815. Archives nationales.