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siens par l’indigne passion qui attrista sa vieillesse et fit tourner en drame le dénouement de sa vie, il se désintéresse désormais de tout et de lui-même, L’influence de sa sœur, — la seule femme peut-être qu’il eût jusqu’alors sincèrement aimée, — décroît sur lui de jour en jour ; et elle cesse peu à peu une lutte où elle se sent vaincue d’avance. Dans les lettres qu’à de rares intervalles elle lui adresse encore, à peine hasarde-t-elle çà et là quelque timide conseil. Une seule fois, en cette correspondance, voit-on se profiler, dans une ombre discrète, l’énigmatique figure de Mme de Feuchères. C’est le jour où le duc achète ce château de Saint-Leu, sur lequel sa mort tragique doit douze années plus tard jeter un sombre éclat : « Au nom de Dieu, lui écrit-elle, que cela ne devienne point dans vos vieux jours l’établissement de... je ne sais qui et je ne sais quoi. Vous m’entendez bien, et je n’ai que faire de m’étendre davantage !... Adieu, le bien-aimé de mon cœur, qui le fut, l’est, et le sera toujours. »

Sauf ces fugitifs éclairs, les préoccupations de la prieure du Temple semblent se concentrer maintenant d’une manière exclusive sur le petit troupeau confié à sa garde. L’administration du couvent, la direction des novices, les pratiques de dévotion, la composition de pieux opuscules et de prières mystiques, absorbent entièrement son temps et sa pensée. Elle tomba gravement malade au commencement de février 1824, languit un mois sans grandes souffrances ; et quand, le 10 mars, à trois heures de l’après-midi, s’éteignit, derrière les grilles du cloître, la sœur Marie-Joseph de la Miséricorde, peut-être y avait-il un certain temps déjà que la dernière des Condé n’était plus. Cette âme pure et ardente, accablée par tant de douleurs, affaiblie par tant de blessures, acheva de se briser doucement et sans secousse, telle qu’une lyre harmonieuse, dont les cordes les plus rares ne vibrèrent qu’une fois, et qui s’est tue à jamais, sans avoir révélé toute la beauté île ses chants.


PIERRE DE SÉGUR.